Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/264

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double rangée de becs de gaz délimitait une rue vide encore de maisons. Mais sur l’autre rive, au-dessous de la masse noire et menaçante d’un ciel d’orage, une lumière solitaire et confuse semblait nous guetter d’un regard las. Nous marchâmes jusqu’au pont, et je dis alors :

« Il vaut mieux retourner maintenant… »

Dans la boutique, l’homme au teint blafard lisait toujours son journal crasseux, maintenant étalé largement sur le comptoir. Il leva la tête lorsque j’entrai dans la boutique, et se contenta de la secouer avec une moue significative. Je rejoignis aussitôt Mlle Haldin et nous nous éloignâmes d’un pas rapide. Elle me dit qu’elle enverrait Anna, le lendemain matin, à la première heure, avec une lettre. Je respectai sa taciturnité, ne sachant mieux lui prouver que par mon silence la part que je prenais à sa peine.

La rue à demi-villageoise que nous suivîmes au retour se transformait peu à peu, pour prendre un aspect d’avenue large et déserte. Nous ne rencontrâmes pas quatre personnes en tout, et le chemin me parut interminable, car l’anxiété naturelle de ma compagne m’avait gagné par sympathie. Enfin nous débouchâmes sur le boulevard des Philosophes, plus vide, plus large, plus mort que jamais, image désolante de l’honorabilité assoupie. En apercevant les deux fenêtres éclairées, visibles de très loin, je me représentai Mme Haldin dans son fauteuil et l’attente horrible et torturante de cette malheureuse femme, livrée au pouvoir néfaste de l’arbitraire, victime de la tyrannie et de la révolution !… Vision cruelle et absurde à la fois…


III

« Voulez-vous monter un instant ? » demanda Nathalie Haldin. J’hésitais devant l’heure tardive, mais elle insista : « Vous savez combien ma mère vous aime », me dit-elle.

« Je vais entrer une minute, pour savoir comment va Mme Haldin. »

Elle dit à mi-voix, comme en se parlant à elle-même :

« Voudra-t-elle croire seulement que je n’ai pas pu trouver M. Razumov, puisqu’elle s’est mise dans la tête que je lui cache quelque chose ? Peut-être pourrez-vous la convaincre… ? »

« Votre mère va se méfier de moi aussi », observai-je.