Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/265

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« De vous ?… pourquoi ?… Que pourriez-vous avoir à lui cacher ? Vous n’êtes ni Russe, ni conspirateur… »

J’avais trop vivement conscience de mon indignité d’Européen pour faire une objection, mais je résolus de jouer jusqu’au bout mon rôle de spectateur impuissant. Les roulements lointains du tonnerre descendaient le long de la vallée du Rhône, vers la ville endormie, vers la cité des prosaïques vertus et de l’hospitalité universelle. Nous traversâmes la rue en face de la grande porte sombre, et Mlle Haldin ayant sonné, nous vîmes la porte s’ouvrir presque aussitôt, comme si la vieille bonne s’était tenue dans l’antichambre, pour attendre notre retour. Sa figure pâle avait un air de satisfaction. Le Monsieur était là, nous dit-elle, en refermant la porte.

Nous n’avions pas compris ; Mlle Haldin se tourna brusquement vers la domestique… « Qui cela ? »

« Herr Razumov », expliqua-t-elle.

Elle avait saisi assez de notre conversation pour comprendre le motif de la sortie de sa jeune maîtresse. Aussi lorsque le Monsieur lui avait dit son nom, l’avait-elle fait entrer sans tarder.

« Qui aurait pu prévoir cela ? » murmura Mlle Haldin, en fixant sur les miens le regard grave de ses yeux gris. Et moi, en me rappelant l’expression des traits du jeune homme, aperçus quelques heures auparavant, et son aspect de somnambule halluciné, j’éprouvais une surprise mêlée d’effroi.

« Avez-vous au moins demandé à ma mère l’autorisation d’introduire ce Monsieur ? » demanda Mlle Haldin à la servante.

« Non ; je l’ai annoncé, simplement », répondit-elle, étonnée de l’inquiétude parue sur nos visages.

« En somme », fis-je à mi-voix, « votre mère était préparée… »

« Oui, mais M. Razumov, lui, n’avait pas d’idées… »

On aurait dit qu’elle doutait de son tact. Interrogée sur la durée de la visite du jeune homme, la servante nous dit que « Der Herr » n’était guère depuis plus d’un petit quart d’heure dans le salon.

Elle attendit un instant, puis se retira, l’air intrigué. Mlle Haldin me regardait en silence.

« Les choses se sont arrangées de telle façon », dis-je, « que vous savez exactement ce que l’ami de votre frère peut avoir à dire à votre mère. Et après cela, sûrement… »

Nous restâmes silencieux, l’oreille tendue, mais aucun son ne nous parvenait à travers la porte close. Les traits de Mlle Haldin exprimaient