Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/268

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d’en avoir fini. Il consulta sa montre. Non, en somme, il n’était pas trop tard.

Les quinze minutes qu’il passa près de Mme Haldin furent comme une revanche de l’inconnu ; cette figure pâle, cette voix faible et distincte, cette tête, d’abord tournée vers lui avec empressement, puis peu à peu retombée et revenue à son immobilité, le demi-jour paisible de la pièce où les paroles qu’il tentait de contenir résonnaient trop brutalement, tous ces détails l’avaient troublé comme autant de singularités imprévues. Il semblait y avoir aussi une obstination secrète au fond de cette douleur, quelque chose qu’il ne pouvait pas comprendre, quelque chose au moins qu’il n’avait pas pensé rencontrer. Était-ce de l’hostilité ? Peu importait d’ailleurs. Rien ne pouvait plus le toucher, et aux yeux des révolutionnaires, nulle ombre n’obscurcissait plus son passé. Cette fois le fantôme avait bien été écrasé et gisait, impuissant et passif sur le trottoir couvert de neige. Mais, blanche comme le fantôme lui-même, et rongée de chagrin, la mère se dressait maintenant devant lui. Il en avait ressenti une surprise apitoyée, sans d’ailleurs y attacher d’autre importance. Qu’importaient les mères ? Il ne pouvait secouer l’impression poignante qu’avait produite sur lui cette femme silencieuse, et immobile, cette femme aux cheveux blancs…, mais il y avait une dureté méprisante dans ses pensées.

« Voilà bien les conséquences !… Eh bien, après ? Suis-je donc sur un lit de roses ? » se disait-il, tandis qu’assis à quelque distance, il gardait les yeux fixés sur le visage douloureux. Il avait raconté tout ce qu’il voulait dire, et elle l’avait laissé parler sans prononcer un mot, en détournant peu à peu la tête. Lorsqu’il s’était tu, le silence était retombé, pendant cinq minutes ou davantage. Qu’est-ce que cela signifiait ?… Devant l’inattendu de ce silence, il avait senti renaître en lui la colère, qui venait remplacer sa dureté de tout à l’heure, l’ancienne colère contre Haldin, réveillée par le spectacle de la mère du mort. N’était-ce pas une sorte de jalousie qui le pinçait au cœur, l’envie jalouse de ce privilège qui lui était refusé à lui, à lui seul entre tous les hommes ? C’est l’autre qui avait trouvé le repos et qui n’en continuait pas moins à vivre dans l’affection de cette vieille femme en deuil, dans la pensée de tous ces gens qui se posaient en champions de l’humanité. Il ne pourrait jamais se débarrasser de lui. « C’est moi seul que j’ai voué à la destruction », pensait Razumov. « Voilà où il m’a mené ! Impossible d’en finir jamais avec lui ! »

Épouvanté de cette découverte, il se leva pour sortir de la chambre