Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/300

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« Là ! là ! Ne parlez pas de cela ! Moi aussi, il m’a épouvantée, lors de notre première rencontre. Mais on m’a fait taire. Nous nous disions toujours, entre nous : « Oh ! il ne faut pas se fier aux apparences ! » Et puis, il était toujours prêt à tuer ! Cela, c’était hors de doute. Il tuait… oui ! Dans les deux camps !… le démon ! »

Sophia Antonovna, après avoir maîtrisé le tremblement de colère de ses lèvres, me conta une histoire singulière. Peu après la disparition de Razumov, le conseiller Mikulin, au cours d’un voyage en Allemagne, s’était trouvé, dans un wagon de chemin de fer, en présence de Pierre Ivanovitch. Seuls dans leur compartiment, les deux hommes avaient causé pendant la moitié de la nuit, et c’est alors que Mikulin, le Chef de la Police, avait fait pour le Chef de la Révolution, une allusion au caractère véritable du grand tueur de gendarmes. On peut supposer que Mikulin voulait se débarrasser de cet agent compromettant. Peut-être s’en était-il lassé, ou s’épouvantait-il de ses actes. Il faut dire aussi que le sinistre Nikita faisait partie de l’héritage transmis à Mikulin par son prédécesseur…

Je me laissai conter cette histoire encore, sans aucun commentaire, jouant une fois de plus mon rôle de témoin muet, devant toutes ces choses de la Russie qui, déployaient pour mes yeux d’Occidental leur logique Orientale. Mais je me permis une question :

« Dites-moi, je vous en prie, Sophia Antonovna : est-ce que Mme de S. a laissé toute sa fortune à Pierre Ivanovitch ?… »

« Pas du tout ». La révolutionnaire haussa les épaules avec dégoût. Elle est morte sans faire de testament. Une bande de neveux et de nièces sont accourus de Pétersbourg, comme un troupeau de vautours, et se sont disputés son argent. Tous, odieux Gentilshommes de la Chambre, Demoiselles d’Honneur, abominables valets de cour ! Pouah !… »

« On n’entend plus guère parler de Pierre Ivanovitch », remarquai-je, après un silence.

« Pierre Ivanovitch », me dit gravement Sophia Antonovna, « a épousé une paysanne ! »

Je témoignai d’une véritable surprise.

« Quoi ? Sur la Riviera ? »

« Allons donc ! Bien sûr que non ! »

Le ton de Sophia Antonovna était un peu mordant.

« Vivrait-il donc réellement en Russie ? Mais c’est un danger terrible », m’écriai-je. « Et cela pour une paysanne ? » Ne croyez-vous pas qu’il ait tort d’agir ainsi ? »