Page:Conscience - Scenes de la vie flamande.djvu/207

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Pauvres gens ! ils ne songeaient pas à la grande société qui grouille là-bas dans les villes ; ne lui demandant rien, ils pensaient qu’elle ne se souviendrait jamais d’eux, et ils continuaient, pleins de confiance, à vivre dans leur belle et douce indigence. Mais un jour, on vint demander aux deux chaumières l’impôt du sang. Le seul jeune homme qui s’y trouvât, — le seul qui eût la force de féconder par ses sueurs ce coin de terre ingrat, — devait tirer au sort, et devenir soldat si sa main tremblante amenait un numéro malheureux : il lui faudrait dire à sa bruyère, à sa mère, à sa bien-aimée, un long et peut-être éternel adieu, et s’en aller dépérir, épuisé par les mille blessures que devait faire la rudesse de la vie militaire à son âme naïve et paisible !

Il était venu le triste jour de mars, marqué d’une croix noire par Trine dans l’almanach de 1833.

Le jeune homme était parti pour Brecht avec une dizaine de compagnons du village pour tirer au sort.

Les deux mères et le petit garçon priaient agenouillés en levant les mains vers l’image de la sainte Vierge. Le vieux grand-père rôdait çà et là sans mot dire ; il s’arrêta enfin sur le seuil de la porte, la main appuyée au tronc de la vigne et la tête courbée vers la terre, comme s’il eût contemplé une fosse.

La jeune fille, debout dans l’étable devant sa vache, regardait la bête dans les yeux d’un œil fixe et attristé, et lui caressait doucement le museau, comme si elle eût voulu la consoler d’un malheur prochain.

Comme un voile de deuil un lugubre silence planait sur les deux cabanes, silence qu’interrompait seul par