Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cent bateaux vaguaient en corps vers le Lido, et l’espace qu’ils couvraient sur les eaux présentait une masse compacte, couronnée par les bonnets rouges des pêcheurs. Au milieu de cette scène maritime, on voyait la tête nue d’Antonio comme portée par cette multitude flottante ; l’impulsion générale était donnée par les bras vigoureux de trente ou quarante pêcheurs, traînant trois ou quatre gondoles auxquelles les autres étaient attachées.

On ne pouvait se méprendre sur le but de ce cortège singulier et caractéristique. Les habitants des lagunes, avec la légèreté qu’une extrême ignorance donne aux passions humaines, avaient subitement éprouvé une violente révolution dans leurs sentiments à l’égard de leur vieux camarade. Celui qui, une heure auparavant, avait été méprisé comme un présomptueux ridicule et dans l’âme duquel on avait répandu tant d’amertume, excitait ces cris de triomphe.

Les pêcheurs riaient d’un air méprisant en regardant les gondoliers, et les oreilles des puissants seigneurs n’étaient pas même respectées, lorsque la bande enthousiasmée se moquait de leurs serviteurs.

Enfin, par un procédé qui est assez commun chez l’homme dans toutes les divisions et subdivisions de la société, le mérite d’un seul semblait intimement et inséparablement associé à la gloire et au mérite de tous.

Si le triomphe des pêcheurs s’était borné à cette joie naturelle, il n’eût pas gravement offensé le pouvoir vigilant et jaloux de Venise. Mais aux cris d’approbation se mêlèrent ceux de la censure : on alla même jusqu’à dénoncer ceux qui avaient refusé de rendre à Antonio Sen enfant ; et on murmurait sur le pont du Bucentaure que, remplis de l’importance imaginaire de leur victoire, les audacieux avaient menacé d’avoir recours à la force pour obtenir ce qu’ils osaient appeler justice.

Cette scène tumultueuse eut pour témoins tous les spectateurs indignés et silencieux. Une personne peu habituée à réfléchir sur un tel sujet, ou qui aurait en peu d’expérience du monde, aurait cru que l’embarras et la crainte étaient peints sur les graves visages des patriciens, et que ces signes de rébellion étaient peu favorables à la durée d’un ascendant qui dépendait plus de la force de l’habitude que d’une supériorité physique. Mais, d’un autre côté, une personne capable de juger entre une prépondérance