Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 11, 1839.djvu/316

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Elle fondit en larmes et se laissa tomber sur une chaise, hors d’état de se soutenir sur ses jambes.

— Je ne voudrais pas te chagriner de la sorte, dit la fille astucieuse du marchand de vin ; mais que nous soyons l’une et l’autre dans ce cabinet privé du plus gai cavalier de Venise, c’est ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute

— Je t’ai déjà dit que c’est la pitié qui m’a conduite ici.

— La pitié pour don Camillo ?

— La pitié pour une noble dame, — pour une femme jeune, belle et vertueuse, — pour une fille de la maison de Tiepolo, Annina !

— Et pourquoi une dame de la famille de Tiepolo emploie-t-elle le ministère de la fille du geôlier de la prison publique ?

— Pourquoi ? — Parce qu’une injustice a été commise par ceux qui exercent le pouvoir. — Il y a eu une émeute parmi les pêcheurs ; cette dame et sa gouvernante ont été mises en liberté par les mutins ; — le doge leur a parlé dans la grande cour ; les Dalmates étaient sur le quai. — Dans un moment de si grande terreur, la prison a servi de refuge à ces deux dames de si haute qualité. — Mais la sainte Église elle-même a béni leur affection.

Gelsomina n’en put dire davantage. Animée du désir de se justifier, blessée au fond de l’âme par l’embarras de sa situation étrange, elle finit par sangloter. Quelque incohérents qu’eussent été ses discours, elle en avait dit assez pour ne laisser aucun doute dans l’esprit d’Annina. Elle connaissait le mariage secret des nouveaux époux, l’insurrection des pêcheurs et le départ des deux dames qui avaient été provisoirement enfermées dans un couvent, la nuit précédente, quand elles avaient quitté leur palais. Ce couvent était situé dans une île à quelque distance, et elle en revenait elle-même avec don Camillo, qui l’avait forcée de l’y conduire, et qui avait appris là qu’il était venu trop tard pour y trouver encore celles qu’il cherchait, sans qu’on pût lui dire où elles étaient allées. La fille du marchand de vin comprit donc aisément, non seulement quelle était la mission de sa cousine mais dans quelle situation se trouvaient alors les deux fugitives.

— Et tu ajoutes foi à cette fable, Gelsomina ? dit-elle, affectant de la pitié pour la crédulité de sa cousine. Le caractère de la prétendue fille de la maison de Tiepolo et de sa gouvernante n’est un secret pour aucun de ceux qui fréquentent la piazza de San-Marco.