Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 12, 1839.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’un homme instruit de notre époque lit son Virgile et son Horace ; et comme la nature lui avait donné un corps vigoureux, une forte constitution et une âme dont l’indifférence aux souffrances personnelles allait quelquefois presque jusqu’à la cruauté, il avait plus de succès dans son état aventureux que plus d’un étudiant pâle et zélé dans la culture des lettres.

Le comte, préoccupé, levait à peine les yeux du plancher de chêne sur lequel il marchait, tandis que des valets faisaient le service, allant et venant d’un pas léger en la présence d’un maître si redouté, et cependant singulièrement aimé. Enfin une femme occupée des petits offices de son sexe, passa devant lui, et la jeunesse, la fraîcheur, l’air enjoué, la coiffe élégante, le corset serré de cette femme, les plis tombants de son ample jupon, attirèrent l’attention du comte.

— Est-ce toi, Gisela ? dit-il en parlant d’une voix douce, comme lorsqu’on s’adresse à un domestique favori. Comment va l’honnête Karl ?

— Je remercie monseigneur le comte ; son vieux serviteur blessé a moins de peine que ce n’est ordinairement son partage. La jambe qu’il a perdue au service de la maison de Leiningen…

— Et qu’importe sa jambe, jeune fille ? tu parles trop souvent de ce malheur arrivé à ton père.

— Si monseigneur laissait une jambe sur le champ de bataille, il pourrait manquer à l’appel lorsqu’on aurait besoin de lui !

— Crois-tu que je ne m’adresserais jamais à l’empereur sans me plaindre de ce malheur ? Gisela, tu es une fine matoise qui sais bien calculer, et tu négliges rarement de faire allusion à cette bonne fortune pour ta famille. Mes gens font-ils une active surveillance, qu’ils aient ou non leurs jambes ?

— Ils sont où leur nature et leur humeur les portent. Que sainte Ursule soit bénie ! où les officiers du pays ont-ils été choisir une troupe si mal tournée que celle qui habite maintenant Hartenbourg ? L’un boit depuis que ses yeux sont ouverts jusqu’à ce qu’il les ferme ; un autre jure plus que ces guerriers du Nord qui exercent tant de ravages dans le Palatinat ; celui-ci est un franc libertin, celui-là un glouton qui n’ouvre les lèvres que pour avaler ; et aucun, non, aucun de ces vauriens n’a une parole civile pour une jeune fille, quoiqu’elle puisse être estimée dans la maison du maître.