Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 14, 1839.djvu/78

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l’expansion de mes sentiments ; si telles étaient mes sensations dans un moment où toutes mes pensées se centralisaient sur Anna, que serait-ce quand l’habitude aurait calmé ces transports purement personnels, et que la nature serait laissée à ses impulsions ordinaires ? Je commençai à douter de l’infaillibilité de cette partie de mon système que j’avais en tant de peine à adopter, et je me sentis porté à y préférer la nouvelle doctrine, que la concentration sur une partie nous conduit à aimer le tout. En approfondissant cette question, je trouvai même des raisons pour douter si ce n’était pas d’après ce dernier principe que, comme propriétaire dans mon pays, je prenais ainsi grand intérêt à mon île natale ; car, quoique la Grande-Bretagne ne m’appartînt certainement pas, j’éprouvais un vif intérêt pour tout ce qui s’y trouvait et se rattachait, même de la manière la plus éloignée, à mes possessions particulières.

Une semaine se passa en espérances délicieuses. Le bonheur que je goûtai pendant ce court espace de temps devint si exquis que j’étais sur le point de perfectionner ma théorie, — ou plutôt celle des économistes politiques et des faiseurs de constitutions ; car, dans le fait, c’est la leur, et non la mienne, — quand je reçus la réponse d’Anna. Si l’attente, me disais-je, est un état de si grand bonheur, pourquoi, puisque le bonheur est le but de l’homme, ne pas inventer une organisation de la société où l’on serait toujours dans l’attente ? pourquoi ne pas en changer les traits élémentaires du positif au possible ? La vie en deviendrait plus animée, et l’on jouirait de l’or des espérances, sans aloi du cuivre des réalités. J’avais résolu de mettre ce principe en pratique par une expérience, et j’allais sortir de l’hôtel pour donner ordre à un agent de mettre des avertissements dans les journaux, et de négocier une couple d’opérations que je n’avais nulle intention de conclure, quand le portier me remit la lettre que j’attendais avec tant d’impatience. Je n’ai donc jamais pu savoir quel serait l’effet de prendre un intérêt quelconque dans la société par anticipation ; car la lettre d’Anna me fit sortir de la tête tout ce qui n’avait pas un rapport immédiat à elle et aux tristes réalités de la vie ; du reste, il est probable que cette nouvelle théorie aurait été en défaut, car j’ai eu souvent occasion de remarquer, par exemple, que les héritiers présomptifs montrent un sentiment d’hostilité contre les biens dont ils doivent hériter, en suivant un principe d’anticipa-