Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 15, 1839.djvu/226

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que votre estomac aura peine à la digérer ; et s’il faut dire la vérité, je crois que presque tout le monde aurait tiré la même conclusion de vos signes, qui étaient aussi cannibales que rien de ce que j’ai jamais vu de semblable.

— Et que diable a-t-il conclu des vôtres ? s’écria le capitaine avec quelque chaleur ; s’est-il imaginé que vous vouliez lui mortifier la chair par un jeûne de quinze jours ? Non, non, Monsieur, vous êtes un premier officier très-respectable ; mais vous ne connaissez pas plus les principes de signes de Joé Bunk, que cet éditeur du Furet Actif ne connaît la vérité et les convenances. C’est la bévue de votre soliloque qui a mis ce pauvre homme sur une fausse route. Il a greffé votre idée sur la mienne, et il s’est mis ainsi dans une catégorie dont aucun livre ne pourrait le tirer avant que sa frayeur soit passée. La logique ne peut rien sur les animaux effarouchés, disait le vieux Joé Bunk. Écoutez-moi, Leach ; j’ai grande envie de laisser aller ce drole à la dérive, en confisquant à notre profit le mousquet et le couteau. Je crois que j’en dormirais mieux si je savais qu’il a pris le large sans craindre de nous fournir des grillades demain matin.

— Il est bien inutile de le garder ici, commandant, car son camarade qui est parti sur le dromadaire, filerait cent nœuds avant que celui-ci en filât un. Si l’alarme est donnée à une troupe d’Arabes, ce n’est point ce drôle qui la donnera. Il sera désarmé, et en fouillant dans ses poches nous y trouverons des munitions pour son mousquet, qui lancera une balle aussi loin qu’une pièce de la reine Anne. Quant à moi, commandant, je ne vois pas de raison pour le garder, car il resterait un mois avec nous, qu’il ne nous entendrait pas mieux, quand même il passerait tout ce temps à l’école.

— Vous avez raison ; et d’ailleurs, tant qu’il sera avec nous, nous serons exposés dans son esprit à des soupçons très-désagréables ; ainsi, coupez le câble, Leach, et qu’il aille au diable à la dérive.

M Leach, qui sentait une forte envie de dormir, coupa la corde qui liait les bras du prisonnier, et l’Arabe se trouva libre en un instant. D’abord il ne sut que faire de sa liberté ; mais une forte application a posteriori du pied du capitaine, dont l’humanité avait cette brusquerie qui caractérise les marins, le fit sauter sur l’échelle conduisant sur le pont, et quand les deux marins y furent arrivés, il était déjà au bas du mauvais escalier, probablement construit par ses propres compagnons ; une minute après ils le virent gravir le rivage, et dès qu’il en eut gagné le haut il s’enfonça dans le désert et disparut dans l’obscurité.

Des hommes endurcis par une longue habitude de leur profession