Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 15, 1839.djvu/358

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vité comme sur un pivot, les deux extrémités inclinant en direction opposée ; et le capitaine Truck espérait que, comme l’avant avait passé le point dangereux, il serait possible de porter l’arrière du bâtiment au vent, en laissant arriver, et de s’éloigner ainsi de cet endroit critique.

— La barre tout au vent ! s’écria-t-il ; la barre tout au vent ! Halez bas le foc d’artimon, et filez un peu de l’écoute de misaine.

L’ordre relatif aux voiles fut exécuté sur-le-champ ; mais nulle réponse ne vint de la roue, et le bâtiment ne changea pas de route.

— La barre tout au vent ! m’entendez-vous, Monsieur ? Tout au vent ! la barre tout au vent ! et allez au diable !

La réponse d’usage ne fut pas faite, Paul s’élança le long de l’étroit passe-avant à la roue. Tout ceci se passa en moins d’une minute, et ce fut pourtant le moment le plus critique dans lequel le Montauk se fût encore trouvé ; car s’il eût touché le rocher un seul instant, nuls moyens humains n’auraient pu le maintenir à flot plus d’une heure.

— La barre tout au vent, et allez au diable ! répéta le capitaine d’une voix de tonnerre, tandis que Paul tournait le coin du rouffle. Le marin était debout devant la roue dont il tenait les rayons, ses yeux étaient levés comme à l’ordinaire ; mais les tours de la drosse du gouvernail prouvaient que l’ordre n’avait pas été exécuté.

— La barre tout au vent ! avez-vous perdu l’esprit ? s’écria Paul en s’élançant sur la roue qu’il fit tourner à l’instant dans la direction nécessaire. Le marin céda la roue sans résistance, et tomba comme une masse de plomb. Une balle l’avait frappé au dos, lui avait traversé le cœur ; et pourtant sa main tenait encore les rayons de la roue ; car le vrai marin n’abandonne jamais le gouvernail, tant qu’il lui reste une étincelle de vie.

L’avant du Montauk arriva lentement, et l’arrière vint au vent ; mais le court délai qui avait eu lieu augmenta tellement le danger, que rien ne sauva le Montauk que l’heureuse circonstance de la rentrée du bâtiment à la voûte ; encore le dut-il en partie à une lame qui le souleva en ce moment.

Paul ne put voir toute l’étendue du péril auquel on venait d’échapper, mais la limpidité de l’eau permit au capitaine et à ses deux lieutenants de l’observer si distinctement, qu’ils en perdirent presque la respiration. Il y eut un instant où la pointe du rocher était cachée sous la voûte ; et chacun d’eux s’attendait à tout moment à entendre le craquement qui aurait lieu quand elle percerait le fond du bâtiment.