Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 16, 1839.djvu/398

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— Oui, Mademoiselle ; je vais épouser M. Aristobule Bragg, si Mademoiselle le permet.

Ève resta quelques instants muette d’étonnement, malgré les preuves qu’elle avait eues de l’ample carrière que se donne l’ambition d’un Américain d’une certaine classe. On juge bien qu’elle se rappela la conversation qu’elle avait eue avec Aristobule sur la pointe, et il était naturel qu’une jeune et riche héritière à qui l’on avait fait la cour si peu de temps auparavant, éprouvât quelque surprise en voyant l’amant rejeté par la maîtresse chercher des consolations dans les sourires de la soubrette ; sa surprise fut pourtant moindre que celle que cette nouvelle causera probablement au lecteur, car elle connaissait trop bien l’esprit entreprenant, souple et actif d’Aristobule, pour être très-étonnée de ce tour de force moral de sa façon. Ève elle-même ne connaissait pourtant pas toutes les vues politiques qui avaient déterminé Aristobule à conduire à ce dénouement tous ses projets matrimoniaux, et il faut les expliquer avec quelque détail, pour qu’ils puissent être bien compris.

M. Bragg n’avait aucune idée des distinctions sociales, si ce n’est de celles qui prennent leur source dans la fortune et dans le succès des intrigues politiques. Il avait pour l’argent une déférence pratique qui ne pouvait se comparer qu’au désir que lui inspiraient les jouissances qu’il procure ; et quant à la politique, il avait pour elle exactement la même sorte de respect qu’un homme élevé sous un régime de féodalité éprouverait pour son seigneur. N’ayant pu, malgré tous ses efforts, atteindre à la fortune par le moyen du mariage, il avait songé sérieusement à Annette, qu’il tenait en réserve depuis quelque temps comme un pis-aller dans le cas où il échouerait dans ses projets sur Ève et sur Grace, car il en avait eu sur les deux héritières. Annette était une excellente ouvrière en modes, elle n’était pas sans attraits, et le mauvais anglais qu’elle parlait donnait quelque chose de piquant à ses idées, qui n’étaient jamais très-profondes. Son âge convenait à Aristobule, et il lui fit ses propositions dès qu’il fut bien assuré que les deux cousines étaient irrévocablement perdues pour lui. La soubrette parisienne n’hésita pas un instant à accepter un avocat pour mari, car ce mariage l’élevait au-dessus de sa propre sphère. Leurs arrangements furent bientôt pris ; ils devaient se marier aussitôt après l’expiration du mois qu’Annette devait donner à sa maîtresse pour chercher une autre femme de