Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 20, 1843.djvu/327

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le vaisseau faisait une embardée, et nous envoya une bordée de mitraille juste à la tête. Je m’en aperçus à temps, et je criai : Echauboulure ! L’avis était bon. Nous nous courbâmes tous, et personne ne fut atteint, mais une poignée de mitraille s’enfonça dans le chouquet du mât, ce qui lui donne l’air d’un pouding aux raisins, ou du visage d’un homme marqué de petite vérole.

— Suffit, suffit ! vous êtes dispensé de remonter à la hune. — Greenly, faites battre la retraite. – Bunting, faites le signal pour qu’on en fasse autant sur tous les bâtiments, et que les équipages déjeunent, si bon leur semble.

Cet ordre donne une idée exacte de l’étrange mélange de sentiments et d’occupations qu’offre la vie des hommes à bord d’un bâtiment de guerre. Dans un moment ils se trouvent au milieu d’une scène de tumulte, de confusion et d’effusion de sang ; et l’instant d’après on les voit reprendre sans effort toutes les fonctions les plus ordinaires de la vie humaine. Les équipages de tous les bâtiments de l’escadre quittèrent leurs canons ; et immédiatement après, ils étaient assis autour de leurs bidons et de leurs gamelles, ne pensant qu’à satisfaire un appétit que les fatigues de la matinée avaient aiguisé. Le plaisir de ce repas était pourtant accompagné d’un air grave et sérieux, et le peu de plaisanteries qu’ils se permirent avaient un ton d’amertume qu’on remarque rarement dans l’esprit léger d’un marin. Une place était vacante çà et là, ce qui faisait songer au mort ou au blessé qui aurait dû l’occuper, et l’on parlait de ses habitudes, de ses qualités et de la manière dont il avait reçu la mort ou une blessure, d’un ton qui avait souvent quelque chose de pathétique ; car les marins parlent ordinairement des coups du grand ennemi de la race humaine, quand ils ont été frappés, avec autant de solennité et même de décorum qu’ils mettent de légèreté à les attendre. C’est quand ils sont eux-mêmes sains et saufs après une action qu’ils sont le plus sensibles aux malheurs arrivés pendant le combat. Le grade qu’occupe un homme sur un vaisseau a beaucoup d’influence sur les regrets que cause sa perte, et la mort de l’aide-timonnier qui, comme nous l’avons déjà dit, fut emporté par un boulet de canon sur la dunette du Plantagenet, fit une forte impression sur tout l’équipage de ce vaisseau. Il mangeait à la table des officiers subalternes, classe d’hommes plus graves et plus réfléchis que le commun des matelots, et quand on vit que sa place restait vacante, un profond silence régna pendant plusieurs minutes : chacun mangeait de bon appétit, mais personne ne parlait. Enfin un vieux maître canonnier en second entama la conversation en faisant le récit de la manière dont il avait