Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les yeux sur les merveilles d’une partie de l’Italie qui ne le cède en renommée qu’à la ville de Rome. On croyait donc naturellement que si quelque fille de Porto-Ferrajo pouvait deviner ce qu’était ce bâtiment étranger, ce devait être Ghita. C’était d’après cette supposition qu’elle avait, sans le savoir, et, s’il faut dire la vérité, sans le vouloir, amassé autour d’elle une réunion d’une douzaine de jeunes filles de son âge, et à ce qu’il paraissait, de sa classe. Celles-ci cependant ne sentaient pas la nécessité de s’imposer la même retenue que les curieux qui faisaient foule près de Tonti ; car, quoiqu’elles respectassent la jeune étrangère leur amie, et qu’elles eussent écouté ses conjectures plus volontiers que celles de toute autre personne, elles avaient un désir si irrésistible d’entendre le son de leurs propres voix, que pas une minute ne se passait sans une question faite à haute voix et avec volubilité ; et les interjections étaient aussi nombreuses que les conjectures étaient invraisemblables et absurdes. L’une disait que c’était un bâtiment venant de Livourne avec des dépêches, et ayant peut-être Son Excellence à bord ; mais on lui rappela que Livourne était au nord, et que le lougre qu’on voyait venait de l’ouest. Une autre pensait que c’était une cargaison de prêtres allant de la Corse à Rome ; mais on lui répliqua que les prêtres n’étaient pas alors en assez grande faveur en France pour qu’on leur donnât pour ce voyage un bâtiment si supérieur à ceux qui naviguaient le plus communément sur la Méditerranée. Une troisième, ayant plus d’imagination que les deux premières, dit qu’elle doutait que ce fût véritablement un navire, des apparences trompeuses de cette sorte n’étant pas très-rares, et prenant ordinairement la ressemblance de quelque chose d’extraordinaire.

— Oui, répondit Annina, mais dans ce cas ce serait un miracle, Maria ; et pourquoi aurions-nous un miracle à présent que le carême et les fêtes de Pâques sont passés ?

Les autres se mirent à rire ; et après une causerie qui dura quelque temps sur cet objet, il fut universellement admis que ce qu’on voyait était un véritable bâtiment d’une espèce ou d’une autre, mais que ce n’était ni une felouque ni une galiote, ni un speronare. Pendant tout ce temps, Ghita gardait le silence et réfléchissait aussi profondément que Tommaso lui-même, quoique par un motif très-différent. Malgré le babil et les opinions burlesques de ses compagnes, ses yeux se détournaient à peine un instant du lougre, et ils semblaient y être attachés par une sorte de fascination. S’il se fût trouvé là quelqu’un assez peu occupé pour observer cette fille intéressante, il aurait été frappé du jeu varié de ses traits, qui annonçaient une