Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/180

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pres yeux, à l’aide d’une longue vue de nuit, les deux bâtiments accrochés l’un à l’autre, et paraissant également en feu. — Je l’ai vu aussi clairement que j’ai vu des flammes sortir du cratère du Vésuve par une nuit obscure.

— Et cependant ce Fiou-Folly a échappé à ce péril. — Le pauvre Griffin a couru un grand risque sans beaucoup de profit.

— Oui, sans doute, Milord.

Nelson, qui se promenait dans la chambre tandis que Cuff restait debout, le respect l’ayant empêché de s’asseoir, quoique l’amiral l’y eût invité par un geste, s’arrêta tout à coup, et le regarda fixement en face. L’expression de sa physionomie était alors douce et sérieuse, et le moment de silence qui précéda ses paroles leur donna plus de poids et de solennité.

— Un jour viendra, Cuff, où ce jeune homme s’applaudira d’avoir échoué dans sa tentative contre ces vauriens, tout Français qu’ils sont. Oui, il s’en réjouira du fond du cœur.

— Milord !

— Je sens que ce discours peut vous paraître étrange, Cuff ; mais personne n’en dort mieux pour avoir brûlé ou fait sauter en l’air une centaine de ses semblables, comme autant de veuves sur la côte de Malabar dans un suttee[1]. Mais nous n’en devons pas moins des éloges à ceux qui ont fait ce qui était certainement leur devoir.

— Faut-il en conclure, Milord, que la Proserpine ne doit pas détruire le Fiou-Folly à tous risques, si elle a le bonheur de le rencontrer encore ?

— Non certainement, Monsieur, non. Nous avons ordre de brûler, couler à fond et détruire. Telle est la politique de l’Angleterre dans cette guerre à mort, et nous devons nous y conformer. Vous savez aussi bien que moi pourquoi nous nous battons, et ce n’est point une guerre qu’on puisse faire avec politesse ; cependant on n’aime point à voir une cause glorieuse et sacrée ternie par la barbarie. Le sort des hommes qui périssent dans un combat loyal et à armes égales mérite d’être envié plutôt que d’être plaint, puisqu’ils ne font que payer leur dette à la nature un peu plus tôt qu’ils ne l’auraient fait sans cela ; mais il y a quelque chose de révoltant à brûler nos semblables comme on brûlerait des haillons après une peste. Mais il faut, à tout prix, arrêter les déprédations de ce lougre. Il ne faut pas que le commerce anglais soit inquiété et que le pouvoir de l’Angleterre

  1. Nom de la cérémonie religieuse dans laquelle les veuves dans l’Inde se brûlent sur le bûcher qui consume le corps de leurs maris. (Note du traducteur.)