Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/321

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nombre de bûchers, de tenailles et d’autres instruments imaginaires de torture qu’il faudrait pour infliger une punition d’après un pareil système ! Pour être conséquent, il faudrait que les diables eux-mêmes fussent des êtres imaginaires.

— Comment, Signori, s’écria Raoul en riant, car il prit tout à coup quelque intérêt à cet entretien, un évêque anglais a-t-il jamais prêché une telle doctrine ? Des diables et des lieux de châtiment imaginaires se rapprochent beaucoup des idées de notre France révolutionnaire. Après cela, j’espère que notre philosophie tant calomniée inspirera plus de respect

— Mon bon voisin n’a pas compris la théorie dont il parle, dit Andréa, qui était trop bon catholique pour que la tournure que prenait la conversation ne le mît pas mal à l’aise. Ainsi donc, digne Vito Viti, je me trouve dans la nécessité d’entrer dans quelques détails pour l’expliquer. Sir Smit, — les deux Italiens l’appelaient toujours ainsi, par une sorte de politesse, car ils pensaient qu’après tout ce qui s’était passé, il devait lui être désagréable de s’entendre donner son véritable nom ; — sir Smit nous excusera pour quelques minutes, et peut-être sera-t-il amusant pour lui d’apprendre quel essor peut prendre l’imagination subtile d’un homme d’esprit.

Raoul lui répondit civilement qu’il l’écouterait avec beaucoup de plaisir ; et s’étendant sur le palan pour être plus à son aise, il se plaça sur le dos, la tête avancée dans le sabord, tandis que ses pieds étaient appuyés contre la roue de l’affût. C’était à peu près l’attitude d’un homme couché ; mais comme il semblait ne prendre cette posture que pour rendre plus confortable un siège incommode, aucun des deux Italiens ne crut qu’il manquait aux convenances.

Il est inutile de répéter ni tout ce qu’Andréa Barrofaldi jugea à propos de dire, tant pour sa justification personnelle que pour expliquer la théorie de l’évêque Berkeley. Ce n’était pas une tâche dont on pût s’acquitter en une minute ; et dans le fait, quand le vice-gouverneur tombait sur un sujet qui lui plaisait, la prolixité était son faible. Il était loin d’adopter la doctrine de l’évêque, mais il s’amusait à embarrasser son ancien voisin en la lui présentant sous un aspect plausible, quoique aucun de ses arguments ne fût concluant. Il était particulièrement désagréable pour ce dernier de s’imaginer, même par supposition, que l’île d’Elbe pouvait ne pas exister, et qu’il pouvait lui-même ne pas en être véritablement le podestat. Son égoïsme personnel venait en aide à sa répugnance officielle, et il était révolté d’une théorie qu’il n’hésitait pas à déclarer un outrage fait à la nature de tout honnête homme.