Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/43

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— J’ai dit tout cela au podestat, dit Tommaso d’un air important, après avoir vidé pour la seconde fois un verre qui n’était pas moins plein que le premier ; — oui, j’ai dit tout cela à Vito Viti, et je ne doute pas qu’il n’en ait fait part au vice-gouverneur, qui en sait maintenant sur cette affaire autant qu’aucun de nous quatre. Cospetto ! penser qu’une pareille chose ait lieu dans un port comme Porto-Ferrajo ! Si cela était arrivé de l’autre côté de l’île, à Porto-Longone, on y penserait moins, car on sait que la surveillance n’y est jamais bien grande ; mais ici, dans la capitale même de l’île d’Elbe ! je me serais autant attendu à voir pareille chose à Livourne.

— Mais, Maso, dit Daniel Bruno d’un ton un peu sceptique, j’ai vu bien souvent le pavillon anglais, et celui de ce lougre ressemble à ceux de leurs corvettes et de leurs frégates, aussi bien que tous ceux de nos felouques se ressemblent l’un à l’autre ; il n’y a donc rien à dire quant au pavillon.

— Que signifie un pavillon, Daniel ? Un bras français ne peut-il hisser un pavillon anglais aussi bien que le ferait le roi d’Angleterre lui-même ? Si ce lougre n’a pas été construit par des Français, vos père et mère n’étaient pas Italiens. Je ne parlerai pourtant pas aussi positivement de sa coque, car ce lougre a pu être capturé par les Anglais, qui prennent beaucoup de bâtiments ennemis en pleine mer ; mais regardez ce gréement et ces voiles ! Santa Maria ! j’irais droit à la boutique du maître voilier qui a fait cette misaine à Marseille. Il se nomme Pierre Benoît, et c’est un excellent ouvrier, comme en conviendront tous ceux qui ont eu occasion de l’employer.

Cette particularité vint puissamment à l’aide de son argument, les esprits ordinaires se rendant facilement aux circonstances controuvées qui ont pour but d’appuyer un fait imaginaire. Tommaso Tonti, quoique si près de la vérité en parlant de son objet principal — la construction du lougre — avait été trop loin en ce qu’il avait dit de la misaine, car ce bâtiment avait été construit, gréé, équipé et armé à Nantes, et Pierre Benoît n’en avait jamais vu une voile ; mais cela ne faisait rien au fond de la question, car qu’importait le nom de celui qui en avait fait les voiles, pourvu que ce fût un Français ?

— Et en avez-vous fait mention au podestat ? demanda Benedetta, qui était près de la table tenant en main le pot vide, qu’elle venait chercher pour le remplir. — Ce que vous dites de cette voile devrait lui ouvrir les yeux, ce me semble.

— Je ne puis dire que je lui en aie parlé, mais je lui ai dit tant d’autres choses encore plus importantes, qu’il ne pourra refuser de croire celle-ci quand il l’apprendra. Le signor Viti m’a promis de