Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/262

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— Mon père était le cadet de la famille ; et en général les fils cadets en Angleterre ne sont rien moins que propriétaires. Jamais je ne me suis trouvé en position d’acquérir même l’espace de terre suffisant pour me faire enterrer ; tandis qu’ici, voyez-vous, voilà un domaine tout entier qu’il n’y a qu’à se baisser pour posséder. Combien pensez-vous qu’il puisse y avoir d’acres de terre dans cette île, Messieurs ; j’entends de terre qu’on puisse cultiver, abstraction faite des falaises, des sables et des rochers ?

— Cent mille ! s’écria Marbre avec un aplomb qui nous fit beaucoup rire.

— Je serai plus modéré dans mon appréciation, répondis-je. En comparant à la ferme de Clawbonny, je dirai six à huit cents.

— Eh bien, c’est encore assez pour faire un joli domaine. Mais je vois qu’Émilie prend l’alarme, et qu’elle tremble déjà de devenir l’héritière de possessions aussi étendues. Ainsi n’en parlons plus.

Le déjeuner était fini ; le major se leva de table, et alla faire un tour de promenade avec Marbre dans la direction du bâtiment naufragé. J’engageai Émilie à mettre son chapeau, et nous allâmes aussi faire une petite excursion de notre côté.

— Mon père a eu là une singulière idée, dit-elle après un moment de réflexion ; savez-vous que ce n’est pas la première fois qu’il en parle ? Quand nous étions ici auparavant, il y revenait tous les jours.

— Ce projet serait bon pour de tendres amants, répondis-je en riant ; mais il s’expliquerait moins de la part d’un père et de sa fille. Je puis concevoir à la rigueur que deux jeunes gens, vivement attachés l’un à l’autre, passent une ou deux années dans une pareille solitude sans en finir avec la vie ; mais je doute qu’ils allassent beaucoup plus loin, et je crois qu’ils s’empresseraient de construire un canot pour s’éloigner.

— Vous n’êtes point romanesque, à ce que je vois, monsieur Wallingford, reprit Émilie d’un ton qui sentait le reproche ; j’avoue que, pour moi, je pourrais être heureuse partout, ici comme à Londres, entourée de mes plus chers amis.

— Ah ! c’est bien différent. Formons ici une petite colonie composée de votre père et de vous, de l’honnête Marbre, du bon M. Hardinge, de Rupert, de ma chère Grace et de Lucie, et vous me trouverez tout résigné à mon sort.

— Et quelles sont ces personnes que vous aimez si tendrement, monsieur Wallingford, que leur présence vous ferait paraître charmante une île déserte ?