Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/368

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tant que lorsque je l’avais vu pour la première fois à Londres. Entre les actes, je remarquai que c’était à qui échangerait un sourire avec « l’officier anglais, » preuve qu’il était au pinacle de la faveur dans le grand monde, et qu’il était parvenu à ce point où, « paraître ne point le connaître, c’était avouer qu’on était soi-même inconnu[1]. »

Émilie rayonnait de santé et de bonheur ; je pouvais voir qu’elle était charmée des propos galants que Rupert lui débitait sans doute, et je ne m’en tourmentais en aucune manière. Miss Merton, en ce moment, avait presque oublié qu’il existât un Miles Wallingford au monde, ou, si elle se le rappelait quelquefois, ce devait être à l’occasion du superbe collier de perles qui devait orner le cou de sa femme, si jamais il en trouvait une.

Mais Lucie, dont je ne parle pas, l’honnête, la confiante, la bien-aimée Lucie ! Qu’elle me semblait plus belle encore que je ne l’avais jamais vue ! Quelle douceur dans son sourire, quelle expression dans son regard, que de grâces dans tous ses mouvements, et comme le demi-deuil lui allait bien ! Et penser qu’elle était perdue pour moi, que nous allions devenir de plus en plus étrangers l’un à l’autre ! À cette idée, je sentais s’évanouir tout mon courage ; le marin, si rude, si endurci par la fatigue, n’avait pas plus de force qu’un enfant ; de grosses larmes roulaient dans mes yeux, et j’eus beaucoup de peine à cacher ma faiblesse à ceux qui m’entouraient. Enfin, la tragédie finit, la toile tomba, et le parterre se dégarnit sensiblement ; moi seul j’étais cloué à ma place, et il m’était impossible de m’en détacher.

Il était facile de voir le changement qui s’était opéré dans la position de Lucie, aux attentions dont elle était l’objet. Toutes les dames des principales loges échangeaient des sourires ou des signes de tête avec elle, et la moitié des jeunes élégants de la salle se pressaient autour de sa loge, ou entraient familièrement pour lui présenter leurs hommages. Il me parut que M. André Drewett avait un petit air sa-

  1. La génération actuelle ne comprendra jamais bien jusqu’où allait l’état de dépendance morale de notre pays à l’égard de l’Angleterre, il y a quarante ans. L’auteur a vu de ses propres yeux un prince italien, du plus grand mérite et de la plus haute distinction, passer inaperçu dans un salon où toutes les attentions étaient pour un « agent » des marchands de boutons de Birmingham ; et cela parce que l’un venait d’Italie, et l’autre d’Angleterre. Voici une petite anecdote toute personnelle. Il y a maintenant un quart de siècle que l’auteur publia son premier ouvrage. Deux ou trois mois après cette publication, il descendait Broadway avec un ami, quand un des hommes les plus haut placés de New-York vint à passer de l’autre côté de la rue. Dès que le personnage en question aperçut l’auteur, il le salua, et traversa la rue pour venir lui donner une poignée de main et s’informer de sa santé. — Vous êtes en grande faveur, dit l’ami de l’auteur, dès que l’autre fut parti ; quel honneur pour vous qu’une pareille démarche de la part de *** ! c’est l’effet de votre ouvrage. — C’était tout simplement l’effet d’une réclame dans une Revue anglaise, où l’auteur et son livre étaient portés aux nues — par l’éditeur anglais. La personne en question était un homme de mérite, mais il était né un demi-siècle trop tôt pour jouir d’une entière indépendance d’esprit dans un pays qui avait été si récemment une colonie.