Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/390

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Mon tuteur arrêta cette fois son cheval pour me regarder, et je vis l’expression d’un profond intérêt se peindre sur son front ordinairement calme et serein. Il commençait à lire dans mon cœur, et je crois qu’il en était effrayé.

— Qui s’y serait jamais attendu ? s’écria-t-il enfin. Est-ce que vous aimez réellement Lucie, mon cher Miles ?

— Plus que ma vie, Monsieur ; je baiserais la terre sur laquelle elle a passé ; je l’aime du fond du cœur, et je l’ai aimée, je crois, depuis le moment où j’ai pu sentir ce que c’était qu’aimer !

Une fois le premier aveu fait, tous les sentiments dont j’étais inondé avaient fait irruption, et il m’avait été impossible de les contenir ; mais je ne tardai pas à rougir de ma faiblesse, et je fis prendre les devants à mon cheval pendant que M. Hardinge me suivait en silence.

— Voilà qui me surprend étrangement, Miles, me dit-il enfin quand il m’eut rejoint ; que n’aurais-je pas donné pour avoir su cela il y a deux ans ! Mon cher enfant, je vous plains du fond du cœur, je puis comprendre ce que ce doit être que d’aimer une fille comme Lucie, sans espérance. Pourquoi ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Et pourquoi avoir voulu absolument vous faire marin quand vous aviez de si fortes raisons de rester ici ?

— J’étais jeune alors, Monsieur, et je savais à peine moi-même ce qui se passait dans mon cœur. À mon retour à bord de la Crisis, je trouvai Lucie lancée dans un monde tellement supérieur à celui dans lequel j’étais né, que c’eût été lui donner une triste preuve de mon attachement que de lui demander de descendre à mon niveau.

— Je vous comprends, Miles, et j’apprécie toute la générosité de votre conduite, quoique je craigne bien que, même alors, il n’eût déjà été trop tard. Il y a un an de cela, et à cette époque André Drewett avait dû s’être déclaré. Ce que vous dites des mariages disproportionnés est juste en principe, mon cher ami ; mais je ne puis admettre l’application que vous en faites : je ne vois point qu’il y eût de ligne de démarcation si fortement marquée entre Lucie et vous ; vous aviez été élevés ensemble sur le pied d’une égalité parfaite, et après tout c’est le point essentiel.

Il y avait beaucoup de bon sens dans ce que disait M. Hardinge ; je sentais que j’avais écouté l’orgueil plutôt que l’humilité. Convaincu comme je l’étais qu’à présent, en effet, il était trop tard, je cherchai à donner le change sur mes sentiments en affectant une certaine indifférence :

— Après tout, Monsieur, dis-je de l’air le plus dégagé qu’il me fut