Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/56

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père a pleuré aussi. Jamais, je vous le jure, je n’ai eu si peur de ma vie. Quand vous l’apprendrez, il est impossible que vous ne reveniez pas. Que va-t-il se passer ? je n’en sais rien ; mais quelque chose se prépare. Mon père ne dit rien ; preuve qu’il a quelque projet. Grace et moi nous ne faisons que penser à vous deux ; c’est à dire Grace à vous, et moi à Rupert ; et un peu à l’autre aussi. Et maintenant vous savez tout. Si vous vous embarquez, ce que j’espère encore que vous ne ferez pas, ne manquez pas de nous écrire auparavant. Adieu.

Lucie Hardinge.

P. S. « La mère de Neb proteste que, s’il n’est point revenu samedi, elle se mettra à sa poursuite. Un esclave qui prend la fuite ! c’est un déshonneur que ni elle ni les siens n’ont jamais eu à subir, et a elle dit qu’elle ne s’y soumettra point ; mais je suppose que, pour lui, nous le verrons bientôt, et qu’il nous apportera des lettres. »


Neb avait bien pris congé de nous, mais il n’était porteur d’aucune lettre. Comme c’est assez l’usage, je regrettai ma négligence quand il était trop tard pour la réparer, et tout le long du jour je pensai à Lucie, et au désappointement qu’elle éprouverait en voyant le nègre revenir les mains vides. Je me séparai de Rupert dans la rue, pour lui éviter l’affront de ma compagnie ; car, sans qu’il me l’eût exprimé, je voyais qu’il souffrait d’être vu avec un simple matelot. Je me dirigeais d’un pas rapide vers le bâtiment, et j’étais arrivé au quai, lorsqu’au tournant d’une rue je me trouvai face à face avec mon tuteur. Mon tuteur marchait lentement, l’air abattu, et les yeux tournés vers les navires, comme s’il y cherchait ses enfants. Grâce à mon costume et à sa distraction, il ne me reconnut pas et j’arrivai à bord sans encombre.

Le soir même j’eus le bonheur d’appareiller à bord d’un véritable navire complètement gréé. Il est vrai que nous portions très-peu de toile, et qu’il ne s’agissait que de prendre le courant. Profitant d’un vent et d’une marée favorable, le John quitta le quai sous son foc, sa grande voile d’étai et sa brigantine, descendit jusqu’à la batterie, enfila l’autre canal et jeta l’ancre. Me voilà donc à un demi-mille de toute terre autre que le fond, et brûlant de voir l’Océan. Dans l’après midi les hommes d’équipage étaient venus à bord ; c’était un ramassis de matelots à peine sortis de l’ivresse, dont la moitié étaient Américains, et le reste d’autant de pays divers qu’il y avait d’individus. M. Marbre jeta sur eux un coup d’œil pour les passer en revue, et, à ma grande surprise, il dit au capitaine qu’il y avait du bon, beaucoup de bon par mieux. Je n’en aurais pas dit autant ; car, à en juger