Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/79

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M. Marbre, Rupert et Neb, le cuisinier et moi, nous fûmes envoyés dans le petit canot, avec ordre de nous tenir le plus près de la chaloupe que nous le pourrions. Nous eûmes plus que notre part de toutes les provisions, grâce aux dispositions habiles du premier lieutenant et du cuisinier, de plus une boussole, un octant et une carte ; et, deux heures après le naufrage, nous étions tous prêts à partir.

Il était midi quand nous quittâmes ces tristes débris, et nous nous éloignâmes de terre. D’après nos calculs, le vent nous permettait de suivre notre véritable route. À mesure que nous portions au large, nous avions d’abondantes occasions de découvrir à combien de dangers nous avions échappé ; et pour moi, quoique lancé sur l’Atlantique sur une simple coquille de noix, j’éprouvais un profond sentiment de reconnaissance pour la bonté divine. Dès que nous fûmes sur un grand fond, le capitaine et M. Marbre reprirent la conversation sur l’éternel sujet des courants. Malgré toutes les traverses où sa vieille théorie l’avait jeté, le capitaine persistait dans son opinion, que le véritable courant portait du côté du vent, et que nous le trouverions infailliblement dès que nous serions plus au large. M. Marbre eut la franchise de dire qu’il avait toujours pensé qu’il portait dans la direction opposée ; il ajouta que l’Île Bourbon était un point bien imperceptible pour nous y diriger, qu’il vaudrait mieux tâcher d’arriver dans sa longitude, et la chercher par le point de midi, plutôt que de faire des spéculations à perte de vue sur des choses auxquelles nous ne connaissions rien.

Le capitaine et M. Marbre voyaient les choses différemment, et nous arrivâmes, quand nous aurions dû au contraire serrer le vent le plus près possible. Heureusement le temps se maintint calme, car nous aurions eu fort à faire. Nous gagnions facilement la chaloupe de vitesse, et nous étions forcés de prendre des ris pour ne pas nous en séparer. Au coucher du soleil, nous étions à plus de vingt milles de la terre, ne voyant plus la côte, quoique les montagnes de l’intérieur s’élevassent encore à l’horizon dans toute leur sauvage grandeur. J’avoue, quand la nuit vint, et que je me trouvai sur l’immense océan, à bord d’une embarcation beaucoup plus petite que celle sur laquelle je parcourais l’Hudson, m’enfonçant à chaque minute de plus en plus dans ce désert d’eaux, que Clawbonny, ses prairies riantes, ses nuits paisibles, ses bons lits, sa table bien servie, me revinrent à l’esprit en m’inspirant des réflexions qui ne m’étaient jamais venues à l’idée. Pour ce qui était de la nourriture, toutefois, nous n’étions pas à plaindre. M. Marbre nous donnait l’exemple de mordre à même dans un morceau de porc à moitié cuit avec une