Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/116

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rappellerons toujours Grace telle qu’elle était, et nous chérirons sa mémoire, comme nous la chérissions elle-même pendant sa vie. Il ne s’écoule pas une heure sans que je la voie assise à côté de moi, causant dans la plus douce intimité, comme nous l’avions toujours fait depuis l’enfance.

En disant ces mots, Lucie se leva, s’enveloppa dans son châle, et me tendit la main pour prendre congé de moi, car j’avais manifesté l’intention de quitter Clawbonny de bonne heure le lendemain. Lucie versait des larmes ; mais était-ce par suite de notre conversation ; était-ce, comme autrefois, à cause de ce départ ? C’est ce que je ne pouvais dire. Mais, en tout cas, je ne pouvais la quitter ainsi. J’avais une sorte de pressentiment que cette fois c’était une séparation définitive ; car la femme d’André Drewett ne pouvait jamais être tout à fait pour moi ce que Lucie Hardinge n’avait jamais cessé d’être depuis près de vingt ans.

Je ne vous dis pas adieu maintenant, Lucie. Si vous ne venez pas à New-York avant que je mette à la voile, je reviendrai à Clawbonny pour prendre congé de vous. Dieu seul sait ce que je deviendrai, ou ma destinée peut me conduire. C’est vous et votre excellent père qui devez recevoir mes derniers adieux.

Lucie me serra la main, me dit bonsoir à la hâte, et se glissa à travers la petite porte du presbytère, jusqu’à laquelle je l’avais conduite. Sans doute elle crut que je retournais immédiatement à la maison. Mais, loin de là, je passai encore bien des heures dans le cimetière, pensant tantôt aux morts, et tantôt aux vivants. Je pouvais distinguer de la lumière à la fenêtre de Lucie, et je ne me retirai qu’après qu’elle fut éteinte. Il était alors plus de minuit.

Je passai des moments remplis d’une émotion étrange au milieu de ces cèdres en fleurs. Deux fois je m’agenouillai sur la tombe de Grace, et je priai Dieu avec ferveur. Il me semblait que des prières, adressées dans un pareil lieu, devaient être encore plus agréables au Seigneur. Je pensai à ma mère, à mon brave et loyal père, à Grace, à tous ceux qui n’étaient plus. Puis, j’errai longtemps sous la fenêtre de Lucie ; et malgré cette visite solennelle au milieu des tombeaux, ce ne fut pas une image de mort que j’emportai le plus profondément gravée dans mon cœur.