Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/174

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plus vite qu’il ne l’aurait désiré. Une demi-heure après il était ivre-mort, et ronflait sur le plancher de la chambre.

Il ne restait à s’occuper que du timonier ; c’était un véritable matelot, et un de ces hommes rangés et tranquilles qui se soumettent ordinairement au pouvoir de fait.

— Vous voyez ce qui en est, mon garçon, dis-je en l’abordant ; le bâtiment a changé une seconde fois de maître. Quant à vous, votre conduite décidera de votre sort ; restez au gouvernail, et vous aurez du grog à discrétion ; mais si vous faites la mauvaise tête, vous serez garrotté avant que vous ayez eu le temps de vous reconnaître.

— Bien, bien, Monsieur ! répondit le matelot en portant la main à son chapeau, sans se déranger.

— À présent, monsieur Marbre, continuai-je, il est temps d’avoir l’œil sur le canot, qui trouvera bientôt le noyé, ou renoncera à le sauver. Je conviens que j’aurais voulu pouvoir recouvrer le bâtiment sans que ce pauvre diable eût été jeté par-dessus le bord.

— Par-dessus le bord ! s’écria Marbre en riant ; savez-vous bien que, s’il l’avait fallu, et que la chose eût dépendu de moi, j’aurais jeté en pareil cas toute l’Angleterre à la mer ? mais il n’y a pas eu besoin de tant de cérémonie. Savez-vous bien ce qu’ils sont à chercher là à tâtons ? tout bonnement une défense de chaloupe ayant un bout de corde frappé d’un côté, et de l’autre un morceau de prélart. M. Sennit n’a pas besoin de se dépêcher, car je réponds que son matelot noyé flottera aussi longtemps que son canot.

Le stratagème de Marbre m’était alors expliqué, et j’avoue que je me sentis soulagé d’un grand poids. À part le plaisir que éprouvais à songer que la vie d’aucun homme n’avait dû être sacrifiée, je me disais que, si nous venions à tomber de nouveau au pouvoir des Anglais, ce qui n’était nullement invraisemblable dans la situation où nous étions placés, cette circonstance pouvait être très-importante pour nous. Mais il fallut couper court aux réflexions : j’avais à m’occuper du canot et du bâtiment.

La première mesure fut de carguer les voiles de perroquet ; l’Aurore serait ainsi plus facile à manœuvrer, ce qui était essentiel avec aussi peu de bras que nous en avions à notre disposition, et nous aurions moins de dangers à courir pour la mâture en tenant le plus près. Ensuite je donnai ordre de brasser le plus près possible ; il était temps, car les avirons se faisaient entendre, et j’entrevis le canot