Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/251

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je chassai cette vilaine pensée, et je demandai à haute voix pardon à mon cousin, comme s’il eût été à portée de m’entendre. Du côté de Lucie, je n’avais plus rien à espérer ; Grace était déjà dans le ciel, et le monde ne possédait plus d’êtres qui me fussent chers. Après M. Hardinge, Lucie toujours exceptée, Marbre et Neb étaient ceux que j’aimais le plus, et tous deux étaient morts ou près de périr comme moi. Il faut bien que nous rendions tous ce dépôt de la vie ; mon heure venait plus tôt, était-ce une raison pour laisser faiblir mon courage ?

Un peu avant le coucher du soleil, je remontai à la hune pour jeter un dernier regard sur l’Océan. Je ne pensais pas à ma vie, mais à mon pauvre lieutenant. L’Océan resplendissait de lumière, et il me semblait que partout autour de moi je voyais l’empreinte de mon divin Créateur. Mon cœur s’attendrit, et je crus entendre une musique délicieuse qui chantait aux flots ravis les louanges de l’Éternel. Je tombai à genoux sur la dune, et je priai.

Quand j’eus fini, je pris ma longue-vue et je la portai successivement sur tous les points de l’horizon. Rien ne parut à mes regards. J’allais redescendre quand, à l’œil nu, j’aperçus à un mille du navire, en avant, sous le vent, quelque chose qui flottait sur la surface de l’eau. Je ne l’avais pas découvert plus tôt parce que j’avais dirigé la longue-vue au delà, dans le désir d’embrasser tout l’horizon. Je ne pouvais m’y méprendre : c’étaient les débris ! Je repris ma longue-vue, et je n’eus plus aucun doute. La hune était parfaitement visible ; elle flottait en s’élevant beaucoup au-dessus de la surface, et des portions de vergues et de mâts apparaissaient de temps en temps, suivant les ondulations de l’Océan. Je vis un objet couché dans une immobilité complète sur le bord de la hune : je supposai que c’était Marbre ; il était ou mort ou endormi.

Quelle réaction se fit dans mes sentiments à cette vue ! — Une minute auparavant j’étais seul, séparé du reste des hommes, sans espoir d’avoir jamais de relations avec aucun de mes semblables — et tout à coup je retrouvais le compagnon de tous mes dangers, l’homme qui m’avait appris ma profession, et pour qui j’avais conçu un attachement véritable ! Il était là tout près de moi, mourant peut-être faute de secours, et je pouvais venir à son aide ! En un clin d’œil je fus sur le pont. Je mollis les écoutes, et je mis la barre au vent. Le navire obéissant abattit aussitôt ; mais le vent était alors si