Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 23, 1845.djvu/264

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vernâmes au plus près sous nos voiles de lougre, toujours aux bas ris.

Je ne m’éloignai pas du radeau sans un sentiment de regret ; les matériaux qui le composaient étaient tout ce qui restait à présent de l’Aurore, et puis les heures d’anxiété et de solitude que j’y avais passées ne pouvaient être facilement oubliées ; aujourd’hui encore elles sont présentes à mon esprit, et m’inspirent de profondes et, je l’espère, de salutaires réflexions. Le vent commençait à souffler par bouffées assez vives.

Nous gouvernâmes d’abord au sud, la brise continuant à augmenter de violence, et la mer à monter, à tel point que, loin d’avancer, nous perdions plutôt sur le chemin que nous avions fait. Marbre fut d’avis qu’il valait mieux changer de bord : il supposait qu’il devait y avoir un courant dans la direction du sud-est, et nous virâmes vent arrière. Après avoir porté au nord pendant quelque temps, nous rencontrâmes de nouveau le radeau, preuve trop certaine que nous ne gagnions nullement au vent. Je me déterminai alors à amarrer la chaloupe aux débris, et à m’en servir comme d’une sorte d’ancre flottante tant que le mauvais temps durerait. Nous eûmes quelque peine à y parvenir ; mais nous réussîmes enfin à nous rapprocher assez du côté sous le vent de la hune, pour attacher un bout de corde, qui était dans la chaloupe, à un des pitons de la hune. L’embarcation dériva alors il une distance suffisante sous le vent du radeau, où elle fit tête à la lame.

Nous reconnûmes bientôt l’avantage de cet expédient ; la chaloupe n’embarquait presque plus d’eau, et nous n’étions pas obligés d’être continuellement sur le qui-vive, à cause des rafales qui se succédaient de dix minutes en dix minutes, avec une force qui eût pu nous devenir funeste. Le temps s’obscurcissait alors, et il arriva un moment où nous ne pouvions pas voir à cent pas de nous, à cause du grésil qui remplissait l’atmosphère. Pleins de la confiance du marin, nous qui n’étions que comme une bulle de savon au milieu des vagues courroucées de l’Atlantique, nous nous assîmes tranquillement, causant tantôt du passé, tantôt de l’avenir. Nous avions une bonne chaloupe, des provisions en abondance, et je ne crois pas qu’aucun de nous éprouvât de vives inquiétudes sur son sort. Avec un temps ordinaire, nous pouvions en une semaine gagner un port d’Angleterre, et même, pour peu que le vent fût favorable, il ne nous faudrait que deux ou trois jours.