Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvu/179

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vres. Ses yeux gris, son air sec et grave, n’annonçaient pas des dispositions très-bienveillantes. Elle avait été la mère de quatorze enfants, dont douze vivaient encore. Tous avaient été élevés au milieu des privations et des périls d’une existence passée dans la solitude des forêts, sous des toits toujours précaires. Cette femme avait éprouvé des souffrances de nature à briser vingt tempéraments ordinaires ; mais elle avait résisté à toutes les épreuves, toujours aussi patiente, aussi laborieuse, aussi résignée, que dans les jours de sa beauté. Ce dernier mot aurait pu paraître une dérision à qui aurait vu la vieille Prudence, ridée, amaigrie, les joues creuses, les yeux éteints, la bouche pendante, telle qu’elle me parut alors ; et cependant il était certain qu’elle avait passé pour la belle des belles dans ses montagnes natales. Dans tous les rapports que j’eus par la suite avec sa famille, cette femme me parut toujours ombrageuse, défiante, aux aguets, comme la lice qui veille sur ses petits. Quant à la réception qu’elle nous fit, elle n’eut rien de remarquable ; c’était une chose toute simple pour un Américain qu’un étranger vint s’asseoir à sa table ; il n’y avait là matière ni à beaucoup de réflexions, ni à beaucoup de paroles.

Malgré l’accroissement de la famille de Mille-Acres, la hutte où il demeurait n’était pas encombrée. Les enfants, de l’âge de quatre à douze ans, semblaient répartis au hasard dans toutes les habitations, allant prendre leur nourriture indifféremment là où ils trouvaient moyen d’allonger la main jusqu’au plat. Le repas commença simultanément dans toute l’étendue de l’établissement, Prudence ayant donné le signal en soufflant dans une conque marine. J’étais trop affamé pour perdre le temps en paroles, et je me mis aussitôt à faire honneur au grossier repas qui nous était servi. Mon exemple fut imité par ceux qui m’entouraient. C’est une habitude d’un état de civilisation plus avancé de causer en mangeant. Les squatters étaient encore trop plongés dans la vie purement animale pour songer à autre chose que satisfaire leur appétit.

Mais, la faim une fois assouvie, je remarquai que ceux qui étaient assis auprès de moi commençaient à m’examiner avec un peu plus de curiosité qu’ils n’en avaient manifesté jusqu’alors.