Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 26, 1846.djvu/67

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— Qu’est-ce que cette richesse et cette abondance, s’il faut chasser ou pêcher toute la journée ? J’ai vu des jours où, sauf une douzaine ou deux de petits oiseaux, quelques truites, et peut-être à l’occasion un daim, ou bien un saumon de l’un des lacs, on n’aurait pas trouvé une bouchée à manger dans cette maison.

— Mais voilà une disette dont je m’aocommoderais assez bien pour ma part, pourvu qu’on pût y joindre seulement un peu de pain.

— Oh ! le pain, je n’en parle pas. Le pain et les pommes de terre ne manquent jamais ; mais je plains une famille quand la ménagère voit le fond du tonneau où l’on conserve le porc. Donnez-moi des enfants qui soient nourris avec de bon porc salé, et je vous abandonne tout le gibier de l’univers. Le gibier est bon comme friandise, ainsi que le pain ; mais le porc est l’aliment de la vie. Pour avoir de bon porc, il faut avoir de bon blé, et pour avoir de bon blé, il faut retourner la terre ; et une houe n’est ni une ligne, ni un fusil. Non, non, je compte bien élever mes enfants avec du porc, en leur donnant tout juste autant de pain et de beurre qu’ils en voudront.

Voilà ce qu’était la pauvreté en Amérique, en 1784 : du pain, du beurre et des pommes de terre à discrétion ; mais peu de porc et point de thé. Du gibier en abondance dans la saison ; mais le pauvre homme qui n’aurait eu que du gibier pour nourriture aurait paru aussi à plaindre que l’épicurien des villes qui, trouvant le marché dépourvu, ne peut pas en offrir à ses convives. La conversation de cette femme n’étant pas sans intérêt pour moi, je poursuivis :

— J’ai lu qu’il y a des pays où le pauvre ne mange jamais de viande d’aucune espèce, pas même de gibier, d’un bout de l’année à l’autre, et, quelquefois même, pas de pain.

— Du pain, je m’en soucie peu, je vous le répète, et ce ne serait pas une grande privation pour moi, tant que j’aurais du porc. Cependant je n’aimerais pas non plus à en être entièrement privée, et les enfants surtout aiment à en manger avec du beurre. Ne se nourrir que de pommes de terre, c’est tomber dans la vie sauvage.