Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 4, 1839.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’entrer, lorsqu’il aperçut Abigail Pray, qui était en conférence très-animée avec la maîtresse de la maison.

— Un homme âgé et pauvre, dites-vous ? répétait alors Mrs Lechmere.

— Et un homme qui semble tout savoir, interrompit Abigail en jetant autour d’elle des regards où se peignait une terreur superstitieuse.

— Tout ! répéta Mrs Lechmere, les lèvres tremblantes d’émotion plutôt que de vieillesse ; et vous dites qu’il est arrivé avec le major Lincoln ?

— Dans le même vaisseau, et il semble que le ciel ait voulu qu’il choisît ma pauvre demeure pour me punir de mes péchés !

— Mais pourquoi souffrez-vous qu’il y reste, si cela vous gêne ? dit Mrs Lechmere ; vous êtes au moins la maîtresse chez vous.

— Dieu a voulu que ma demeure fût celle de tous ceux qui sont assez malheureux pour n’en pas avoir. Ce vieillard a autant de droit que moi de vivre dans le vieux magasin.

— Vous avez les droits d’une femme et de première possession, dit Mrs Lechmere avec cette sévérité inflexible que Lionel avait souvent remarquée en elle ; je le jetterais dans la rue comme un chien.

— Dans la rue ! répéta Abigail regardant de nouveau autour d’elle, agitée par une terreur secrète ; parlez plus bas, Madame, pour l’amour du ciel, parlez plus bas ! Je n’ose pas même le regarder en face, son œil perçant me rappelle le passé, me parle de tout ce que j’ai jamais fait, et cependant je ne saurais dire pourquoi. Job l’adore comme un Dieu, et si je l’offensais, le vieillard pourrait aisément savoir par lui tout ce que vous et moi nous avons tant d’intérêt à…

— Comment ! s’écria Mrs Lechmere d’une voix tremblante d’horreur, avez-vous été assez folle pour faire de ce fou votre confident ?

— Ce fou est l’enfant de mon sein, dit Abigail en levant les mains comme pour implorer le pardon de son indiscrétion. Ah ! Madame, vous qui êtes riche, respectée et heureuse, et qui avez une petite-fille si douce et si sensible, vous ne concevez pas qu’on puisse aimer un être comme Job ; mais lorsqu’un cœur brisé est chargé d’un pesant fardeau, il s’en décharge sur celui qui veut bien le porter avec lui, et Job est mon enfant, quoiqu’il ne soit guère plus qu’un idiot.