Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/224

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celle que lui transmit le fameux bâtard Mudarra, vengeur des sept infants de Lara, dans une héroïque histoire de l’âge antérieur. Ce glaive est un de ces grands espadons du moyen âge qui se manœuvrent à deux mains. Il le saisit dans l’espoir de l’employer à sa vengeance, et s’en escrime quelque temps avec de vains efforts : scène forte et naïve, à laquelle l’acteur pouvait donner un grand intérêt :

« Mais, ô ciel ! je m’abusais… À chaque coup de taille ou de revers, l’arme m’entraîne après elle… ma main la tient bien ferme, mais par mes pieds elle est mal assurée… Et voilà qu’elle me paraît de plomb… et que ma force défaille[1]… et je tombe, et il me semble que le pommeau soit à la pointe. »

Si loin que nous soyons ici de Corneille, nous rencontrons toutefois des exclamations douloureuses dont il s’est souvenu :


O caduca edad cansada !
Estoy por pasarme el pecho…

Ah, tiempo ingrato, que has hecho ?

Il faut donc qu’il s’adresse à l’un de ses fils pour avoir un vengeur. Il les appelle successivement, les plus jeunes d’abord, pour les mettre à l’épreuve. Ce qu’il cherche en eux c’est l’énergie vindicative qu’il ne trouvera à son gré que chez Rodrigue. L’épreuve, pour Hernan Diaz, puis pour Bermudo, consiste à leur serrer les os de la main : les jeunes gens ne manifestent qu’une douleur plaintive, tandis que Rodrigue à qui son père mord le doigt, s’écrie : « Lâchez-moi, mon père, lâchez-moi à la malheure ! Lâchez ; si vous n’étiez pas mon père, je vous donnerais un soufflet. — D. Diègue : Et ce ne serait pas le premier ! — Rodrigue : Comment ? — D. Diègue : Fils de mon âme, voilà le ressentiment que j’adore, voilà la colère qui me plaît, la vaillance que je bénis… » Cette tirade, qui se prolonge, est une des plus belles de Castro, et Corneille a reconnu son obligation[2], malgré le noble détour par lequel il a su épargner à son public français le naïf récit des romances. L’autorité en était si absolue pour les Espagnols, que Castro, ici et ailleurs, semble se plaire à en copier le texte littéralement ; et que même, chose assez bizarre, le traducteur espagnol du Cid français, quarante ans environ après Castro, Diamante, qui destinait sa traduction à la scène, n’a pas cru pouvoir se

  1. Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
    ---Je le remets au tien pour venger et punir. »
    (Acte I, scène v, vers 271 et 272.)
  2. Voyez dans la première section de l’Appendice, p. 200, la citation relative aux vers 262 et suivants.