Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/231

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quoique sorte de transition et un peu languissantes. Ainsi la nouvelle de la dispute des deux pères et celle du combat n’arrivent que successivement à Chimène et au Roi. Dans l’intervalle, Chimène, alarmée de la dispute, est faiblement consolée par l’Infante, trop intéressée, malgré son grand cœur, à la ruine des espérances de son amie. Le Roi dissimule à peine en un beau langage l’embarras de son autorité compromise. Un artifice manifeste fait intervenir dès lors le personnage de don Sanche, pour qu’il ne paraisse pas trop brusquement plus tard quand on en aura besoin. Même précaution pour faire annoncer par le Roi l’attaque probable des Maures, et de trop faibles dispositions de défense. Les deux poëtes vont se rejoindre au commencement de la seconde journée. Là, le Roi dans son palais vient à peine d’apprendre la catastrophe, qu’il voit entrer par deux portes différentes Chimène et don Diègue, l’une tenant à la main un mouchoir trempé du sang de son père, l’autre décoré des traces du même sang dont il a frotté sa joue pour en laver l’affront. Ce sont deux traits des anciennes coutumes. Les deux personnages ont pu se rencontrer auprès de la victime : c’est à l’orpheline de réclamer vengeance aux pieds du Roi, au père vengé de défendre son fils. Voilà une situation, un très-bel antagonisme dramatique et oratoire ; le triomphe appartient incontestablement à l’éloquence de Corneille ; mais il est juste de rapporter l’invention à Castro, car les romances n’offraient à celui-ci que des démarches isolées, réitérées de la part de Chimène auprès du Roi, avec les naïves doléances propres à l’épopée du moyen âge. Castro reproduira plus loin ces souvenirs disparates : ici il invente en une poésie âpre, sans ampleur quoique assez ampoulée, la dispute entre la vengeance invoquée et la vengeance satisfaite. Ce que Corneille a cité d’espagnol suffisait à sa loyauté ; mais nous cherchons dans le texte des Mocedades ce qui peut s’ajouter à ses citations, comme l’ayant inspiré, comme motif saisi par lui, et librement traité, corrigé hardiment.


« Je l’ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste ;

Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste[1]. »


Cette douleur filiale manque chez Castro, où on la trouve absorbée tout entière dans l’esprit de vengeance, point d’honneur de la jeune fille espagnole. Chimène a pourtant des larmes, que le poëte français a épurées, comme on va voir. Elle présente le mouchoir sanglant : c’est d’abord ce qu’il faut noter pour entendre la citation y escribió en este papel, texte d’un heureux contre-sens : son sang sur la pous-

  1. Acte II, scène viii, vers 668-670.