Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/235

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Voltaire, dans son commentaire, cite l’espagnol uniquement d’après Corneille ; en admirant le vers : Le poursuivre, etc., il fait l’étrange remarque que voici : « Ce vers excellent, dit-il, renferme toute la pièce et répond à toutes les critiques qu’on a faites sur le caractère de Chimène. Puisque ce vers est dans l’espagnol, l’original contenait les vraies beautés qui firent la fortune du Cid français. » Voltaire n’a jamais vu l’original, et c’est ce qu’il avoue ici implicitement ; mais la Beaumelle lui objecte fort sensément que ce vers :

« Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui, »


« a un sens bien autrement énergique, et une idée qui n’est pas dans l’ouvrage espagnol. Morir matando, et matar muriendo, sont des phrases faites qu’on rencontre à chaque page dans les poëtes castillans, et qui ne veulent dire autre chose que combattre en désespéré, combattre jusqu’à la mort. Le vers qui précède [il fallait dire qui suit] : Je le poursuivrai jusqu’à ce que je sois vengée, l’explique assez, et il y a loin de là au sublime Mourir après lui. »

Le Rodrigue espagnol vient donc inopinément se jeter aux pieds de Chimène ; il ne songe pas, non plus que son imitateur français, à ces aveux de tendresse passionnée qu’il vient d’entendre et dont il pourrait encore se montrer heureux et transporté. Chimène n aura pas non plus un moment de confusion de tout ce qu’il a entendu ainsi par surprise ; même oubli dans le français, où elle a dit en termes plus énergiques qu’elle l’adore[1].

Le jeune homme ne porte plus vraisemblablement le grand espadon de Mudarra ; aussi l’offre de sa dague qu’il va faire à Chimène ne saurait produire l’effet dramatique que l’on trouve dans Corneille, ni amener l’exclamation si émouvante :

« Quoi ? du sang de mon père encor toute trempée[2] ! »


et les subtilités qui s’accumulent durant quinze vers sur cette épée à la mode de la cour de Louis XIII, vers originaux sans contredit : admirons les suggestions diverses du costume ! Voici la scène.

« Rodrigue, se jetant à ses pieds : Non, Il vaut mieux que je me rende à toi, et que mon amour invariable te donne la satisfaction de m’immoler, en t’épargnant la peine de me poursuivre. — Chimène : Qu’as-tu osé ? qu’as-tu fait ? Est-ce une ombre, une vision ? — Perce ce cœur : j’y renonce pour celui qui bat dans ton sein[3]. — Ciel ! Rodrigue,

  1. Acte III, scène iv, vers 972.
  2. Ibidem, vers 858.
  3. Texte difficile :
    Pasa el mismo corazon,
    que pienso que está en tu pecho.