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Scène V.

CURIACE, CAMILLE.
CAMILLE.

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur[1]
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

CURIACE.

Hélas ! je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller[2] ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

CAMILLE.

Non ; je te connois mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre[3] :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien.

CURIACE.

Que je souffre à mes yeux qu’on ceigne une autre tête
Des lauriers immortels que la gloire m’apprête,

  1. Var. Iras-tu, ma chère âme (a), et ce funeste honneur. (1641-56)
    (a) « Chère âme ne révoltait point en 1639, et ces expressions tendres rendaient encore la situation plus haute. Depuis peu même une grande actrice a rétabli cette expression ma chère âme. » (Voltaire.) — Voyez la Notice, p. 252.
  2. Var. Elle se prend aux Dieux, qu’elle ose quereller. (1641-56)
  3. Var. Autre de plus de morts n’a couvert cette terre. (1641-56)