Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 3.djvu/73

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la brutalité, et de dire qu’un inconnu, qu’il veut faire passer pour honnête homme, ne voulût pas avoir de l’amour pour une belle fille, à cause qu’il a de l’amitié pour une autre qui est bien moins scrupuleuse que lui. Après je passerois à la Sophonisbe[1], que j’entends plaindre avec autant de justice que Didon se plaint chez un ancien de ce qu’on la fait moins honnête qu’elle ne fut. Je tâcherois à recouvrir l’honneur de Syphax, qui fait moins pitié par le débris de sa fortune et par le bouleversement de son trône, que parce qu’il surprend un poulet que sa femme a envoyé à Massinisse. J’aurois blâmé toute l’importunité du second acte, où Sophonisbe paroît toujours ; et passant plus avant pour imiter les écrivains du temps, je me serois écrié à la scène où Massinisse apprend d’elle quand il commença d’en être aimé : « Ô raison de l’auteur, que faisiez-vous alors ? Qu’étoit devenu ce jugement dont vous n’avez que l’apparence dans toutes vos pièces[2] ? Massinisse avoit-il pas raison de craindre qu’on ne lui rendît ce qu’il avoit prêté ? et quand Sophonisbe en verroit quelqu’un de meilleure mine, qu’elle ne l’estimât plus que lui, puisque c’étoit le sujet pourquoi elle l’avoit estimé plus que Syphax ? » Enfin je n’écouterois point l’excuse qu’il allègue, puisqu’elle ne vaut rien, et aimerois mieux qu’il eût traité l’histoire comme elle s’est passée, que comme elle a dû se passer, au moins à ce qu’il dit. Mais je ne vois pas que je fais presque la même chose que celui que je blâme et qui vous adresse sa lettre, puisque je fais revivre des fautes que j’avois pris tant de peine d’oublier. Vous connoîtrez pourtant que j’en use avec plus de raison que lui, qui va troubler le repos d’un religieux jusque dans sa cellule[3]. Pour moi qui suis au monde, et qui ai toujours loué en lui ce qui n’y a pas été blâmable, je vous avoue que le voyant hors du sens, j’ai commencé a perdre la bonne opinion que j’en avois conçue ; et sachant de plus qu’il fait son pos-

  1. Sur la Sophonisbe de Mairet, voyez la Notice de la Sophonisbe de Corneille.
  2. Allusion à ce passage des Observations de Scudéry (édition en 96 pages, p. 52) : « Ô jugement de l’auteur, à quoi songez-vous ? Ô raison de l’auditeur, qu’êtes-vous devenue ? »
  3. Voyez ci-dessus, p. 29-31.