Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 6.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Voilà ce qu’en mon sein enfantent vos miracles.
Quelque encens que je doive à cette fermeté 35
Qui vous fait en tous lieux marcher à mon côté,
Je me lasse de voir mes villes désolées,
Mes habitants pillés, mes campagnes brûlées.
Mon roi, que vous rendez le plus puissant des rois,
En goûte moins le fruit de ses propres exploits ; 40
Du même œil dont il voit ses plus nobles conquêtes,
Il voit ce qu’il leur faut sacrifier de têtes ;
De ce glorieux trône où brille sa vertu,
Il tend sa main auguste à son peuple abattu ;
Et comme à tous moments[1] la commune misère 45
Rappelle en son grand cœur les tendresses de père,
Ce cœur se laisse vaincre aux vœux que j’ai formés,
Pour faire respirer ce que vous opprimez.

La Victoire.

France, j’opprime donc ce que je favorise !
À ce nouveau reproche excusez ma surprise : 50
J’avois cru jusqu’ici qu’à vos seuls ennemis
Ces termes odieux pouvoient être permis,
Qu’eux seuls de ma conduite avoient droit de se plaindre.

La France.

Vos dons sont à chérir, mais leur suite est à craindre :
Pour faire deux héros ils font cent malheureux ; 55
Et ce dehors brillant que mon nom reçoit d’eux
M’éclaire à voir les maux qu’à ma gloire il attache,
Le sang dont il m’épuise, et les nerfs qu’il m’arrache.

La Victoire.

Je n’ose condamner de si justes ennuis,
Quand je vois quels malheurs malgré moi je produis ; 60
Mais ce dieu dont la main m’a chez vous affermie

  1. L’édition de 1692 donne ici : « à tout moment ; » plus loin (vers 1534), elle a, comme toutes les autres éditions, le pluriel : « à tous moments. »