Page:Corneille, Pierre - Œuvres, Marty-Laveaux, 1862, tome 7.djvu/487

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SURÉNA.

Quel bonheur peut dépendre ici d’un misérable
Qu’après tant de faveurs son amour même accable ?
275Puis-je encor quelque chose en l’état où je suis ?

EURYDICE.

Vous pouvez m’épargner d’assez rudes ennuis.
N’épousez point Mandane[1] : exprès on l’a mandée ;
Mon chagrin, mes soupçons m’en ont persuadée.
N’ajoutez point, Seigneur, à des malheurs si grands
280Celui de vous unir au sang de mes tyrans ;
De remettre en leurs mains[2] le seul bien qui me reste,
Votre cœur : un tel don me seroit trop funeste.
Je veux qu’il me demeure, et malgré votre roi,
Disposer d’une main qui ne peut être à moi.

SURÉNA.

285Plein d’un amour si pur et si fort que le nôtre,
Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre[3],
Comme je n’ai plus d’yeux vers elles à tourner,
Je n’ai plus ni de cœur ni de main à donner.
Je vous aime et vous perds. Après cela, Madame,
290Seroit-il quelque hymen que pût souffrir mon âme ?
Seroit-il quelques nœuds où se pût attacher
Le bonheur d’un amant qui vous étoit si cher,
Et qu’à force d’amour vous rendez incapable
De trouver sous le ciel quelque chose d’aimable ?

EURYDICE.

295Ce n’est pas là de vous, Seigneur, ce que je veux.
À la postérité vous devez des neveux ;
Et ces illustres morts dont vous tenez la place

  1. Par une singulière erreur, la première édition (1675) porte Madame, pour Mandane.
  2. L’édition de 1692 et celle de Voltaire (1764) portent en leur main, au singulier.
  3. On lit : « pour tout autre, » au masculin, dans l’édition de 1682. Voyez tome I, p. 228, note 3-a.