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Scène IV

Céphée, Phinée, Andromède, Persée, Timante, chœur de Nymphes, un page, suite du Roi et de Phinée.
CÉPHÉE
Ma fille, si tu sais les nouvelles funestes
De ce dernier effort des colères célestes,
Si tu sais de ton sort l’impitoyable cours,
Qui fait le plus cruel du plus beau de nos jours,
Épargne ma douleur, juges-en par sa cause,
Et va sans me forcer à te dire autre chose[1].
ANDROMÈDE
Seigneur, je vous l’avoue, il est bien rigoureux
De tout perdre au moment qu’on se doit croire heureux ;
Et le coup qui surprend un espoir légitime
Porte plus d’une mort au cœur de la victime.
Mais enfin il est juste, et je le dois bénir ;
La cause des malheurs les doit faire finir.
Le ciel, qui se repent sitôt de ses caresses,
Verra plus de constance en moi qu’en ses promesses ;
Heureuse, si mes jours un peu précipités
Satisfont à ces dieux pour moi seule irrités,
Si je suis la dernière à leur courroux offerte,
Si le salut public peut naître de ma perte !
Malheureuse pourtant de ce qu’un si grand bien
Vous a déjà coûté d’autre sang que le mien,
Et que je ne suis pas la première et l’unique
Qui rende à votre état la sûreté publique !
PHINÉE
Quel ! vous vous obstinez encore à me trahir ?
ANDROMÈDE
Je vous plains, je me plains, mais je dois obéir.
PHINÉE
Honteuse obéissance à qui votre amour cède !
CÉPHÉE
Obéissance illustre, et digne d’Andromède !
Son nom comblé par là d’un immortel honneur…
PHINÉE
Je l’empêcherai bien, ce funeste bonheur.
Andromède est à moi, vous me l’avez donnée ;
Le ciel pour notre hymen a pris cette journée ;
Vénus l’a commandé : qui me la peut ôter ?
Le sort auprès des dieux se doit-il écouter ?
Ah ! si j’en vois ici les infâmes ministres
S’apprêter aux effets de ses ordres sinistres…
CÉPHÉE
Apprenez que le sort n’agit que sous les dieux,
Et souffrez comme moi le bonheur de ces lieux[2].
Votre perte n’est rien au prix de ma misère ;
Vous n’êtes qu’amoureux, Phinée, et je suis père.
Il est d’autres objets dignes de votre foi ;
Mais il n’est point ailleurs d’autres filles pour moi.
Songez donc mieux qu’un père à ces affreux ravages
Que partout de ce monstre épandirent les rages ;
Et n’en rappelez pas l’épouvantable horreur,
Pour trop croire et trop suivre une aveugle fureur.
PHINÉE
Que de nouveau ce monstre entré dessus vos terres
Fasse à tous vos sujets d’impitoyables guerres ;
Le sang de tout un peuple est trop bien employé
Quand celui de ses rois en peut être payé ;
Et je ne connais point d’autre perte publique
Que celle où vous condamne un sort si tyrannique.
CÉPHÉE
Craignez ces mêmes dieux qui président au sort.
PHINÉE
Qu’entre eux-mêmes ces dieux se montrent donc d’accord.
Quelle crainte après tout me pourrait y résoudre ?
S’ils m’ôtent Andromède, ont-ils quelque autre foudre ?
Il n’est plus de respect qui puisse rien sur moi ;
Andromède est mon sort, et mes dieux, et mon roi ;
Punissez un impie, et perdez un rebelle ;
Satisfaites le sort en m’exposant pour elle ;
J’y cours : mais autrement je jure ses beaux yeux,
Et mes uniques rois, et mes uniques dieux[3]

(Ici le tonnerre commence à rouler avec un si grand bruit, et accompagné d’éclairs redoublés avec tant de promptitude, que cette feinte donne de l’épouvante aussi bien que de l’admiration, tant elle approche du naturel. On voit cependant descendre Éole avec huit vents, dont quatre sont à ses deux côtés, en sorte toutefois que les deux plus proches sont portés sur le même nuage que lui, et les deux plus éloignés sont comme volant en l’air tout contre ce même nuage. Les quatre autres paraissent deux à deux au milieu de l’air sur les ailes du théâtre, deux à la main gauche et deux à la droite ; ce qui n’empêche pas Phinée de continuer ses blasphèmes.)

  1. Cela est encore plus mauvais que tout ce que nous avons vu. Les inepties du page et de Liriope sont sans conséquence ; mais un père qui sacrifie froidement sa fille, sans lui dire autre chose, joint l’atrocité au ridicule. (V.)
  2. Ce Céphée est ici plus insupportable que jamais ; il sacrifie sa fille de trop bon cœur. (V.)
  3. Il s’agit bien ici de beaux yeux, et (d’uniques rois, et d’uniques dieux. Voyez comme Achille parle dans Iphigénie. Cette scène a encore beaucoup de conformité avec l’Iphigénie de Racine. Andromède dit :

    Seigneur, je vous l’avoue ; il est bien douloureux
    De tout perdre au moment que l’on croit être heureux !

    Iphigénie s’exprime ainsi :

    J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis
    Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
    Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
    Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin
    Si prés de ma naissance eu eût marqué la fin

    Jamais un sentiment naturel et touchant ne fut plus éloigné de l’emphase tragique, ni exprimé avec une élégance plus noble et plus simple ; jamais on n’a mis plus de charme dans la véritable éloquence. (V.)