Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/76

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éduit trois dans la contrainte qu’elle nous a prescrite, je n’ai point fait de conscience d’allonger un peu les vingt et quatre heures aux trois autres. Pour l’unité de lieu et d’action, ce sont deux règles que j’observe inviolablement ; mais j’interprète la dernière à ma mode ; et la première, tantôt je la resserre à la seule grandeur du théâtre, et tantôt je l’étends jusqu’à toute une ville, comme en cette pièce. Je l’ai poussée dans le Clitandre jusques aux lieux où l’on peut aller dans les vingt et quatre heures ; mais bien que j’en pusse trouver de bons garants et de grands exemples dans les vieux et nouveaux siècles, j’estime qu’il n’est que meilleur de se passer de leur imitation en ce point. Quelque jour je m’expliquerai davantage sur ces matières ; mais il faut attendre l’occasion d’un plus grand volume : cette préface n’est déjà que trop longue pour une comédie.

Argument

Alcidon, amoureux de Clarice, veuve d’Alcandre et maîtresse de Philiste, son particulier ami, de peur qu’il ne s’en aperçût, feint d’aimer sa sœur Doris, qui, ne s’abusant point par ses caresses, consent au mariage de Florange, que sa mère lui propose. Ce faux ami, sous un prétexte de se venger de l’affront que lui faisait ce mariage, fait consentir Célidan à enlever Clarice en sa faveur, et ils la mènent ensemble à un château de Célidan. Philiste, abusé des faux ressentiments de son ami, fait rompre le mariage de Florange : sur quoi Célidan conjure Alcidon de reprendre Doris, et rendre Clarice à son amant. Ne l’y pouvant résoudre, il soupçonne quelque fourbe de sa part, et fait si bien qu’il tire les vers du nez à la nourrice de Clarice, qui avait toujours eu une intelligence avec Alcidon, et lui avait même facilité l’enlèvement de sa maîtresse ; ce qui le porte à quitter le parti de ce perfide : de sorte que, ramenant Clarice à Philiste, il obtient de lui en récompense sa sœur Doris.

Examen

Cette comédie n’est pas plus régulière que Mélite en ce qui regarde l’unité de lieu, et a le même défaut au cinquième acte, qui se passe en compliments pour venir à la conclusion d’un amour épisodique ; avec cette différence toutefois que le mariage de Célidan avec Doris a plus de justesse dans celle-ci que celui d’Eraste avec Chloris dans l’autre. Elle a quelque chose de mieux ordonné pour le temps en général, qui n’est pas si vague que dans Mélite, et a ses intervalles mieux proportionnés par cinq jours consécutifs. C’était un tempérament que je croyais lors fort raisonnable entre la rigueur des vingt et quatre heures et cette étendue libertine qui n’avait aucunes bornes. Mais elle a ce même défaut dans le particulier de la durée de chaque acte, que souvent celle de l’action y excède de beaucoup celle de la représentation. Dans le commencement du premier, Philiste quitte Alcidon pour aller faire des visites avec Clarice, et paraît en la dernière scène avec elle au sortir de ces visites, qui doivent avoir consumé toute l’après-dinée, ou du moins la meilleure partie. La même chose se trouve au cinquième : Alcidon y fait partie avec Célidan d’aller voir Clarice sur le soir dans son château, où il la croit encore prisonnière, et se résout de faire part de sa joie à la nourrice, qu’il n’oserait voir de jour, de peur de faire soupçonner l’intelligence secrète et criminelle qu’ils ont ensemble ; et environ cent vers après, il vient chercher cette confidente chez Clarice, dont il ignore le retour. Il ne pouvait être qu’environ midi quand il en a formé le dessein, puisque Célidan venait de ramener Clarice (ce que vraisemblablement il a fait le plus tôt qu’il a pu, ayant un intérêt d’amour qui le pressait de lui rendre ce service en faveur de son amant) ; et quand il vient pour exécuter cette résolution, la nuit doit avoir déjà assez d’obscurité pour cacher cette visite qu’il lui va rendre. L’excuse qu’on pourrait y donner, aussi bien qu’à ce que j’ai remarqué de Tircis dans Mélite, c’est qu’il n’y a point de liaisons de scènes, et par conséquent point de continuité d’action. Aussi, on pourrait dire que ces scènes détachées qui sont placées l’une après l’autre ne s’entre-suivent pas immédiatement, et qu’il se consume un temps notable entre la fin de l’une et le commencement de l’autre ; ce qui n’arrive point quand elles sont liées ensemble, cette liaison étant cause que l’une commence nécessairement au même instant que l’autre finit.

Cette comédie peut faire connaître l’aversion naturelle que j’ai toujours eue pour les a parte. Elle m’en donnait de belles occasions, m’étant proposé d’y peindre un amour réciproque qui parût dans les entretiens de deux personnes qui ne parlent point d’amour ensemble, et de mettre des compliments d’amour suivis entre deux gens qui n’en ont point du tout l’un pour l’autre, et qui sont toutefois obligés, par des considérations particulières, de s’en rendre des témoignages mutuels. C’était un beau jeu pour ces discours à part, si fréquents chez les anciens et chez les modernes de toutes les langues ; cependant j’ai si bien fait, par le moyen des confidences qui ont précédé ces scènes artificieuses, et des réflexions qui les ont suivies, que sans emprunter ce secours, l’amour a paru entre ceux qui n’en parlent point, et le mépris a été visible entre ceux qui se font des protestations d’amour. La sixième scène du quatrième acte semble commencer par ces a parte, et n’en a toutefois aucun. Célidan et la nourrice y parlent véritablement chacun à part, mais en sorte que chacun des deux veut bien que l’autre entende ce qu’il dit. La nourrice cherche à donner à Célidan des marques d’une douleur très vive, qu’elle n’a point, et en affecte d’autant plus les dehors pour l’éblouir ; et Célidan, de son côté, veut qu’elle ait lieu de croire qu’il la cherche pour la tirer du péril où il feint qu’elle est, et qu’ainsi il la rencontre fort à propos. Le reste de cette scène est fort adroit, par la manière dont il dupe cette vieille, et lui arrache l’aveu d’une fourbe où on le voulait prendre lui-même pour dupe. Il l’enferme, de peur qu’elle ne fasse encore quelque pièce qui trouble son dessein ; et quelques-uns ont trouvé à dire qu’on ne parle point d’elle au cinquième ; mais ces sortes de personnages, qui n’agissent que pour l’intérêt des autres, ne sont pas assez d’importance pour faire naître une curiosité légitime de savoir leurs sentiments sur l’événement de la comédie, où ils n’ont plus que faire quand on n’y a plus affaire d’eux ; et d’ailleurs Clarice y a trop de satisfaction de se voir hors du pouvoir de ses ravisseurs et rendue à son amant, pour penser en sa présence à cette nourrice, et prendre garde si elle est en sa maison, ou si elle n’y est pas.

Le style n’est pas plus élevé ici que dans Mélite, mais il est plus net et plus dégagé des pointes dont l’autre est semée, qui ne sont, à en bien parler, que de fausses lumières, dont le brillant marque bien quelque vivacité d’esprit, mais sans aucune solidité de raisonnement. L’intrigue y est aussi beaucoup plus raisonnable que dans l’autre ; et Alcidon a lieu d’espérer un bien plus heureux succès de sa fourbe qu’Eraste de la sienne.

Acteurs

Philiste, amant de Clarice.

Alcidon, ami de Philiste, et amant de Doris.

Célidan, ami d’Alcidon, et amoureux de Doris.

Clarice, veuve d’Alcandre, et maîtresse de Philiste.

Chrysante, mère de Doris.

Doris, sœur de Philiste.

La Nourrice de Clarice.

Géron, agent de Florange, amoureux de Doris.

Lycas, domestique de Philis.

Polymas,

Doraste,

Listor, domestiques de Clarice.

La scène est à Paris

Acte premier

Scène première

Philiste, Alcidon

Alcidon

J’en demeure d’accord, chacun a sa méthode ;

Mais la tienne pour moi serait trop incommode :

Mon cœur ne pourrait pas conserver tant de feu,

S’il fallait que ma bouche en témoignât si peu.

Depuis près de deux ans tu brûles pour Clarice ;

Et plus ton amour croît, moins elle en a d’indice.

Il semble qu’à languir tes désirs sont contents,

Et que tu n’as pour but que de perdre ton temps.

Quel fruit espères-tu de ta persévérance

À la traiter toujours avec indifférence ?

Auprès d’elle assidu, sans lui parler d’amour,

Veux-tu qu’elle commence à te faire la cour ?

Philiste

Non ; mais, à dire vrai, je veux qu’elle devine.

Alcidon

Ton espoir qui te flatte en vain se l’imagine :

Clarice avec raison prend pour stupidité

Ce ridicule effet de ta timidité.

Philiste

Peut-être. Mais enfin vois-tu qu’elle me fuie,

Qu’indifférent qu’il est, mon entretien l’ennuie,

Que je lui sois à charge, et lorsque je la voi,

Qu’elle use d’artifice à s’échapper de moi ?

Sans te mettre en souci quelle en sera la suite,

Apprends comme l’amour doit régler sa conduite.

Aussitôt qu’une dame a charmé nos esprits,

Offrir notre service au hasard d’un mépris,

Et nous abandonnant à nos brusques saillies,

Au lieu de notre ardeur lui montrer nos folies,

Nous attirer sur l’heure un dédain éclatant,

Il n’est si maladroit qui n’en fît bien autant.

Il faut s’en faire aimer avant qu’on se déclare ;

Notre submission à l’orgueil la prépare.

Lui dire incontinent son pouvoir souverain,

C’est mettre à sa rigueur les armes à la main.

Usons, pour être aimés, d’un meilleur artifice,

Et sans lui rien offrir, rendons-lui du service ;

Réglons sur son humeur toutes nos actions,

Réglons tous nos desseins sur ses intentions,

Tant que par la douceur d’une longue hantise,

Comme insensiblement elle se trouve prise.

C’est par là que l’on sème aux dames des appas

Qu’elles n’évitent point, ne les prévoyant pas.

Leur haine envers l’amour pourrait être un prodige

Que le seul nom les choque, et l’effet les oblige.