Page:Corneille - Œuvres complètes Didot 1855 tome 1.djvu/79

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Ce fut paisiblement, de vrai, qu’il m’entretint.

Soit que quelque raison en secret le retînt,

Soit que son bel esprit me jugeât incapable

De lui pouvoir fournir un entretien sortable,

Il m’épargna si bien, que ses plus longs propos

À peine en plus d’une heure étaient de quatre mots ;

Il me mena danser deux fois sans me rien dire.

Chrisante

Mais ensuite ?

Doris

La suite est digne qu’on l’admire.

Mon baladin muet se retranche en un coin,

Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;

Après m’avoir de là longtemps considérée,

Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,

Il m’aborde en tremblant, avec ce compliment :

"Vous m’attirez à vous ainsi que fait l’aimant."

(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot du monde.)

Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,

Et réponds brusquement, sans beaucoup m’émouvoir :

"Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir."

Ce grand mot étouffa tout ce qu’il voulait dire,

Et pour toute réplique il se mit à sourire.

Depuis il s’avisa de me serrer les doigts ;

Et retrouvant un peu l’usage de la voix,

Il prit un de mes gants : "La mode en est nouvelle,

Me dit-il, et jamais je n’en vis de si belle ;

Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré ;

Votre éventail me plaît d’être ainsi bigarré ;

L’amour, je vous assure, est une belle chose ;

Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;

La ville est en hiver tout autre que les champs ;

Les charges à présent n’ont que trop de marchands ;

On n’en peut approcher."

Chrisante

Mais enfin que t’en semble ?

Doris

Je n’ai jamais connu d’homme qui lui ressemble,

Ni qui mêle en discours tant de diversités.

Chrisante

Il est nouveau venu des universités,

Mais après tout fort riche, et que la mort d’un père,

Sans deux successions que de plus il espère,

Comble de tant de biens, qu’il n’est fille aujourd’hui

Qui ne lui rie au nez, et n’ait dessein sur lui.

Doris

Aussi me contez-vous de beaux traits de visage.

Chrisante

Eh bien ! avec ces traits est-il à ton usage ?

Doris

Je douterais plutôt si je serais au sien.

Chrisante

Je sais qu’assurément il te veut force bien ;

Mais il te le faudrait, en fille plus accorte,

Recevoir désormais un peu d’une autre sorte.

Doris

Commandez seulement, madame, et mon devoir

Ne négligera rien qui soit en mon pouvoir.

Chrisante

Ma fille, te voilà telle que je souhaite.

Pour ne te rien celer, c’est chose qui vaut faite.

Géron, qui depuis peu fait ici tant de tours,

Au déçu d’un chacun a traité ces amours ;

Et puisqu’à mes désirs je te vois résolue,

Je veux qu’avant deux jours l’affaire soit conclue.

Au regard d’Alcidon tu dois continuer,

Et de ton beau semblant ne rien diminuer.

Il faut jouer au fin contre un esprit si double.

Doris

Mon frère en sa faveur vous donnera du trouble.

Chrisante

Il n’est pas si mauvais que l’on n’en vienne à bout.

Doris

Madame, avisez-y, je vous remets le tout.

Chrisante

Rentre ; voici Géron, de qui la conférence

Doit rompre, ou nous donner une entière assurance.

Scène IV

Chrysante, Géron

Chrisante

Ils se sont vus enfin.

Géron

Je l’avais déjà su,

Madame, et les effets ne m’en ont point déçu,

Du moins quant à Florange.

Chrisante

Eh bien ! mais qu’est-ce encore ?

Que dit-il de ma fille ?

Géron

Ah ! madame, il l’adore !

Il n’a point encor vu de miracles pareils :

Ses yeux, à son avis, sont autant de soleils ;

L’enflure de son sein un double petit monde ;

C’est le seul ornement de la machine ronde.

L’Amour à ses regards allume son flambeau,

Et souvent pour la voir il ôte son bandeau ;

Diane n’eut jamais une si belle taille ;

Auprès d’elle Vénus ne serait rien qui vaille ;

Ce ne sont rien que lis et roses que son teint ;

Enfin de ses beautés il est si fort atteint…

Chrisante

Atteint ? Ah ! mon ami, tant de badinerie

Ne témoigne que trop qu’il en fait raillerie.

Géron

Madame, je vous jure, il pèche innocemment,

Et s’il savait mieux dire, il dirait autrement.

C’est un homme tout neuf : que voulez-vous qu’il fasse ?