Page:Corneille - Polyeucte, édition Masson, 1887.djvu/43

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FÉLIX.

De grâce, permettez…Laissez-nous seuls, vous dis-je ;
Votre douleur m’offense autant qu’elle m’afflige.
À gagner Polyeucte appliquez tous vos soins ;
Vous avancerez plus en m’importunant moins.


Scène V.

FÉLIX, ALBIN.
FÉLIX.

Albin, comme est-il mort ?

ALBIN.

Albin, comme est-il mort ?En brutal, en impie,
En bravant les tourmens, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l’obstination et l’endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

FÉLIX.

Et l’autre ?

ALBIN.

Et l’autre ?Je l’ai dit déjà, rien ne le touche.
Loin d’en être abattu, son cœur en est plus haut ;
On l’a violenté pour quitter l’échafaud :
Il est dans la prison où je l’ai vu conduire ;
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.

FÉLIX.

Que je suis malheureux !

ALBIN.

Que je suis malheureux !Tout le monde vous plaint.

FÉLIX.

On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint ;
De pensers sur pensers mon âme est agitée,
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je sens l’amour, la haine, et la crainte et l’espoir,
La joie et la douleur tour à tour l’émouvoir ;
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables :
J’en ai de violens, j’en ai de pitoyables ;
J’en ai de généreux qui n’oseroient agir ;
J’en ai même de bas, et qui me font rougir.