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POLYEUCTE.

NÉARQUE.

Avez-vous cependant une pleine assurance
D’avoir assez de vie ou de persévérance ?
Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,
Promet-il à vos vœux de le pouvoir demain ?
Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace ;
Après certains moments que perdent nos longueurs,
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ;
Le nôtre s’endurcit, la repousse, l’égare :
Le bras qui la versoit en devient plus avare,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien
Tombe plus rarement, ou n’opère plus rien.
Celle qui vous pressait de courir au baptême,
Languissante déjà, cesse d’être la même,
Et, pour quelques soupirs qu’on vous a fait ouïr,
Sa flamme se dissipe, et va s’évanouir.

POLYEUCTE.

Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle,
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule.
Ces pleurs, que je regarde avec un œil d’époux,
Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous ;
Mais pour en recevoir le sacré caractère
Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire,
Et qui, purgeant notre âme et dessillant nos yeux,
Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux,
Bien que je le préfère aux grandeurs d’un empire,
Comme le bien suprême et le seul où j’aspire,
Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,
Pouvoir un peu remettre, et différer d’un jour.

NÉARQUE.

Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse :
Ce qu’il ne peut de force, il l’entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu’il tâche d’ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ;
D’obstacle sur obstacle il va troubler le vôtre,
Aujourd’hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre ;
Et ce songe rempli de noires visions