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devant elle avec ferveur, ils croient la servir en se l’assimilant par bribes, au hasard, en l’interprétant à leur guise ; ils croient lui obéir un peu comme les sauvages, en écoutant la voix de leurs propres passions, croyaient obéir à leurs manitous. Cette science est allemande. D’internationalisme en tout ceci, on ne voit pas trace ; l’exclusivisme, au contraire, se fait partout sentir. Pour un peu, on s’étonnerait que Jésus ne fût pas né en Allemagne. En tout cas, c’est grâce à l’Allemagne socialiste que le monde sera sauvé, comme par surcroît : s’il ne sait pas la suivre, il se perdra.

À peine est-il besoin d’ajouter que ces états d’esprit si divers se reflètent dans l’armée. Profondément dévouée à son souverain qui la dirige en personne, soustraite pratiquement au contrôle parlementaire par l’institution du septennat, commandée par une aristocratie militaire qui se recrute elle-même (on devient officier comme on devient membre d’un club, par le vote de ses futurs collègues), l’armée croit au droit divin et admet volontiers la Raison d’État. On dit que, d’autre part, la propagande socialiste, assez active parmi les soldats, a pénétré jusque dans les rangs des officiers ; la chose est probable. Mais entre militaires et socialistes, les points de vue ne diffèrent pas tellement et les habitudes de discipline sont les mêmes. L’absence d’antagonisme est, d’ailleurs, probante. Des cas toujours assez nombreux de désertion et le fait que les Kriegersvereine, associations de vétérans protégées par le gouvernement, prononcent chaque année des exclusions pour cause de socialisme trop avéré, n’infirment pas l’importance de cette constatation que les ouvriers gardent, en général, bon souvenir de leur temps de caserne et ne témoignent d’aucune hostilité contre le principe du service militaire. Il serait profondément naïf, au moins en ce qui concerne l’Allemagne, d’associer l’idée du désarmement à l’idée du triomphe socialiste. Non seulement la démocratie socialiste, si elle arrivait à dominer dans l’empire, se garderait de briser l’outil militaire, mais elle en ferait probablement usage pour imposer sa formule autour d’elle.

Tel est l’Empire allemand. Suite logique de l’histoire, cristallisation légitime et nécessaire du germanisme, ce grand corps est en équilibre moral de pensée et d’action. Unité des sources et des formes de la pensée, unité des mobiles et des formes de l’action, ce sont là des garanties d’avenir, car cela suffit à composer une civilisation nationale. Sans doute, on pourrait imaginer cette civilisation plus large, plus ouverte, plus apte à servir la civilisation universelle, Mais au point de vue national, elle n’en est pas moins productive de force et de cohésion. L’Empire a, en plus, cet avantage d’avoir à sa tête des chefs qui furent les artisans de sa grandeur et demeurent les représentants héréditaires de ses intérêts ; les services que lui rend de la sorte la maison de Hohenzollern sont immenses ; les trois personnalités princières qui se sont déjà succédé sur le trône, comptent parmi les plus remarquables du temps présent. Il n’est pas jusqu’à la brièveté du règne de Frédéric III qui n’ait contribué à donner à l’institution une élasticité précieuse. Ce souverain généreux eût, sans doute, échoué dans ses entreprises libérales, parce que l’heure n’y était pas pro-