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où va l’europe ?

pensants. Leur pensée est même l’une des plus vieilles du monde et, par conséquent, fort prestigieuse. Ce n’est pas leur capacité — problématique — d’action qui nous menace, c’est leur pensée. Qu’elle soit constructrice, cette pensée asiatique, nous ne le savons pas. Elle l’a été dans le passé ; ce n’est pas une raison pour qu’elle le soit de nouveau dans l’avenir. En tout cas, vis-à-vis de la civilisation européenne, elle est destructrice et dissolvante au plus haut degré, car elle déteste et elle sape ce qui en constitue la base, à savoir : l’individualisme. Plus d’individualisme moral et social, plus d’Europe.

Nous venons de voir le repli de l’Amérique sur elle-même, conséquence de la guerre. C’est un repli politique, si l’on peut dire. L’Amérique n’en restera pas moins demi-européenne par filiation. Si elle s’isole, elle développera un système distinct, mais il restera toujours pénétré, ce système, d’influences européennes. Ici, il en va tout autrement. Comme nous le disions plus haut, l’Asie, en voyant le Japon s’européaniser — et bien que ce fut plus apparent que réel — s’était sentie troublée, presque ébranlée un moment dans sa croyance. Après tout, une civilisation se juge par ses résultats et il faut avouer que la civilisation européenne avait alors un bel actif à étaler. L’Asie n’en demeurait pas moins hostile, mais son hostilité resterait passive et, qui sait ? peut-être à la longue finirait par s’atténuer.

N’y comptons plus. La guerre apparaît aux yeux des jaunes comme une faillite providentielle, faillite de nos principes, de nos prétentions : faillite de notre morale, de nos organisations politiques et même de nos méthodes techniques. L’Europe, pensent-ils, s’est montrée non moins capable d’injustice, de barbarie, de passions déréglées que les races « inférieures », objets de ses dédains. Désormais la preuve est faite. Sa civilisation en forme de machinerie où le rôle de l’homme se borne à servir de bielle ou de courroie de transmission, sa civilisation est jugée. Et dans cette constatation, il n’y a rien de bien haineux, car l’âme asiatique, au fond, n’entretient pas la haine, mais il y a du mépris, beaucoup de mépris, et aussi la joie de ne s’être pas trompés, de se dire qu’on avait raison de demeurer méfiants et de repousser la mauvaise formule.