Page:Courteline - Bourbouroche. L'article 330. Lidoire. Les balances. Gros chagrins. Les Boulingrin. La conversion d'Alceste - 1893.djvu/20

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mon cher monsieur. Vous êtes cocu. — À votre santé.

Les deux hommes trinquent et boivent.
Le monsieur, après avoir bu.

Elle est fraîche.

Boubouroche, très ému.

Monsieur, votre air respectable et la solennité de votre langage me font un devoir de penser que je ne me trouve pas en présence d’un vulgaire mystificateur. (Dénégation énergique du monsieur.) Vous venez de porter contre une femme qui m’est chère la plus grave des accusations ; il vous reste à la justifier.

Le monsieur.

Monsieur, nous ne vivons plus aux temps qu’a illustrés La Tour de Nesles, où les murs étouffaient les cris. Les siècles ont marché, les hommes ont produit. À cette heure, nous habitons des immeubles bâtis de plâtre et de papier mâché. L’écho des petits scandales d’au-dessous, d’au-dessus, d’à côté, en suinte à travers les murailles ni plus ni moins qu’à travers de simples gilets de flanelle. — Depuis huit ans, j’ai pour voisine de palier cette personne que, naïvement, vous ne craignez pas d’appeler votre « amie » ; depuis huit ans, invisible auditeur, je prends, à travers la cloison qui sépare nos deux logements, ma part de vos vicissitudes amoureuses : depuis huit ans, je vous entends aller et venir, rire, causer, chanter Le Forgeron de la Paix avec cette belle fausseté de voix qui est l’indice des consciences calmes, cirer le parquet, remonter la pendule, et vous plaindre (non sans aigreur) de la cherté du poisson : car vous êtes homme de ménage et volontiers vous faites votre marché vous-même. — C’est exact ?

Boubouroche.

Rigoureusement.

Le monsieur.

Depuis huit ans, je m’associe à vos joies et à vos misères, compatissant à celles-ci et applaudissant à celles-là, admirant votre humeur égale dans la bonne comme dans la mauvaise fortune et l’infinie grandeur d’âme qui vous porte à ne pas calotter votre « amie » chaque fois qu’elle l’a mérité. Eh bien ! monsieur… — Ici, je réclame de vous un redoublement d’attention… — de ces huit ans, pas un jour ne s’est écoulé qui n’ait été pour votre « amie » l’occasion d’une petite canaillerie nouvelle ; pas un soir, vous ne vous êtes couché qu’excellemment jobardé et cocufié comme il convient ; pas une fois, vous ne franchîtes le seuil du modeste logement payé de vos écus où s’abritent vos plus chers espoirs, qu’un homme — vous entendez bien ? — n’y fût caché.

Boubouroche, qui bondit.

Un homme !

Le monsieur.

Oui, un homme.

Boubouroche.

Quel homme ?

Le monsieur.

Un homme dont j’entends la voix quand vous n’êtes pas arrivé, et les rires quand vous êtes parti.

Un temps, puis.
Le monsieur, qui sourit.

Ça vous coupe le manillon, hein ?

Ahurissement de Boubouroche. Une minute il réfléchit ; mais tout à coup, avec ce geste ample du bras qui fait bonne et prompte justice.
Boubouroche.

Ah ouat !

Le monsieur.

Ah ouat ?

Boubouroche.

Oui, ah ouat. Vous ne savez pas ce que vous dites et je connais Adèle mieux que vous. (Très affirmatif.) Elle est incapable de me trahir.

Le monsieur.

Voulez-vous me permettre de vous dire que c’est vous-même qui parlez sans savoir ? — Vous n’avez même pas la clé de l’appartement.

Boubouroche.

Non, je n’ai pas la clé, mais qu’est-ce que ça prouve ? Je suis tombé plus de mille fois chez Adèle, à n’importe quelle heure du jour ; du diable, si, au grand jamais, elle a mis plus de six secondes à me venir ouvrir la porte ! Vous êtes une poire, mon cher ; voilà mon opinion. — Qu’Adèle ait ses côtés embêtants, je ne dis pas ; mais quant à être une honnête femme, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le monsieur, le sourire sur les lèvres.

C’est une petite gueuse.

Suffocation de Boubouroche, qui se contient, balbutie et finit par commander d’une voix retentissante.
Boubouroche.

Deux distingués, Amédée !