Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/100

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Lui. — Tu mens !

Elle. — Charmante éducation.

Lui. — Tu mens !

Elle, agacée. — Et quand je mentirais ? Quand il me l’aurait faite la cour, ce brin de cour autorisé d’homme du monde à honnête femme ? Le grand malheur ! La belle affaire !

Lui. — Pardon…

Elle. — D’ailleurs, quoi ? Je te l’ai présenté. Il fallait te plaindre à lui-même, au lieu de te lancer comme tu l’as fait dans un déploiement ridicule de courbettes et de salamalecs. Et "Mon capitaine" par-ci, et "Mon capitaine" par là, et "Enchanté, mon capitaine, de faire votre connaissance". Ma parole, c’était écoeurant de te voir ainsi faire des grâces et arrondir la bouche en derrière de poule, avec une figure d’assassin. Tu étais vert comme un sous-bois.

Elle passe et revient vers le lit.

Lui. — Je…

Elle. — Seulement voilà… ce n’est pas la bravoure qui t’étouffe…

Lui. — Je…

Elle. — Alors tu n’as pas osé…

Lui. — Je…

Elle. — Comme le soir où nous étions sur l’Esplanade des Invalides à voir tirer le feu d’artifice, et où tu affectais de compter les fusées et de crier : "Sept !… Huit !… Neuf !… Dix !… Onze ! " Pendant que je te disais tout bas : "Il y a derrière moi un homme qui essaie de passer sa main par la fente de mon jupon. Fais-le donc finir. Il m’ennuie."

Lui, jouant dans la perfection la comédie de l’homme qui ne comprend pas. — Je ne sais pas ce que tu me chantes avec ton histoire d’esplanade ; mais pour en revenir à ce monsieur, si je ne lui ai pas dit ma façon de penser, c’est que j’ai cédé à des considérations d’un ordre spécial : l’horreur des scandales publics, le sentiment de ma dignité…

Elle. —… la peur bien naturelle des coups, et caetera, et caetera.

Lui, brûlé comme au fer rouge. — Tu es plus bête qu’un troupeau d’oies !(Rires de Madame.) Ah ! et puis ne ris pas comme ça. Je sens que je ferais un malheur !… La peur des coups ! La peur des coups !

Elle. — Bien sûr oui, la peur des coups. Tu n’as pas de sang dans les veines.

Lui. — C’est de moi que tu parles ?

Elle. — Non. Du frotteur.

Lui. — Par exemple ; celle-là est raide ! Moi, moi, je n’ai pas de sang dans les veines ? En six mois de temps, j’ai flanqué onze bonnes à la porte, et je n’ai pas de sang dans les veines ?… D’ailleurs c’est bien simple. Où est l’encre ? (Il s’installe devant le guéridon, attire à soi un petit buvard de dame et en tire un cahier de papier.) Je ne voulais pas donner de suite à cette affaire…

Elle. — Ça, je m’en doute.

Lui. —… me réservant de dire son fait à ce monsieur le jour où je le rencontrerais. Mais puisque tu le prends comme ça, c’est une autre paire de manches, je vais vous faire voir à tous les deux, à cet imbécile et à toi, si j’ai du sang dans les veines oui ou non et si je suis un monsieur qui a peur des coups. (Il écrit.) "Monsieur, votre attitude à l’égard de ma femme a été celle du dernier des goujats et du dernier des paltoquets."

Elle. — Ne fais donc pas l’intéressant. Tu sais très bien que tu n’as pas son adresse.

Lui, qui continue à écrire. — J’ai son nom et le numéro de son régiment. C’est suffisant et au-delà. (Il paraphe sa lettre d’une arabesque imposante.) Pas de sang ! Pas de sang !… Ah ! Ah ! C’est du sang, qu’il te faut ? Eh bien, ma fille, tu en auras, et plus que tu ne le penses peut-être. Voilà un petit mot de billet dont je ne suis pas mécontent et qui n’est pas, j’ose le prétendre, dans un étui à lunettes. (Il ricane.) Qu’est-ce que tu attends ?

Elle, qui est demeurée silencieuse, la main tendue. — La lettre, pour la faire mettre à la poste. Il est huit heures, la bonne est levée.

Lui, après avoir clos l’enveloppe. — Voici. (Il lui tend la lettre, mais, à l’instant où elle va la prendre, il la retire d’un brusque recul de la main et l’enfouit en la poche de son habit.) Et puis, au fait, non. Je la mettrai moi-même à la boîte. Je serai plus sûr qu’elle arrivera.

Elle. — A Pâques.

Lui, étonné. — A Pâques ?…

Elle. — Ou à la Trinité. Le