Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/24

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apporte les journaux ! Tous ! Notez bien; il les lui faut tous, à ce monsieur! Une fois qu'il a les journaux : « Garçon, les cartes ! »


Le président

Pour quoi faire ?


M. Alfred

Pour se faire des réussites.


Lagoupille

Si ça m'amuse, moi ? C'est mon droit, de me tirer la bonne aventure.


Barbemolle

Parbleu !


M. Alfred

Bon ! On lui apporte des cartes, a Garçon, le jacquet !


Le président

Le jacquet !... Pour jouer tout seul ?


Lagoupille

Non, pour m'asseoir dessus.


M. Alfred

Il trouve que mes banquettes sont trop basses.


Lagoupille

Et trop molles. On est assis comme dans de la pommade, ça me dégoûte.


Le président

En supposant, il me semble que le Bottin....


Lagoupille

Impossible! Je m'en sers pour chercher des adresses.


Le président

Il fallait le dire tout de suite. Vous vous en emparez aussi?


Barbemolle

Dame ! Mon client en a besoin pour faire sa correspondance.


Lagoupille

C'est sûr !


Le président

Très bien, très bien. Achevez, monsieur Alfred.


M. Alfred

Naturellement, privés de journaux...



Le président

.. privés de Bottin...


M. Alfred

... privés de jacquet...


Le substitut

... privés de cartes...


M. Alfred

... mes habitués les uns après les autres avaient déserté le Pied qui remue. Quelques-uns s'étaient bien rejetés, faute de mieux, sur le domino à quatre ; malheureusement, le raclement de l'os sur le marbre exaspère M. Lagoupille, en sorte que ces pauvres gens, ahuris des rappels à l'ordre et des réclamations continuelles de ce personnage, s'étaient vus rapidement contraints de renoncer à leur suprême distraction. Je les perdis à leur tour !


Le président

Je vous crois sans peine.


M. Alfred

M. Lagoupille demeura donc le seul client d'une maison jadis florissante. Or, est-ce que l'autre soir, après avoir comme à son ordinaire accaparé tout mon matériel, il n'émit pas la prétention de me faire éteindre le gaz, disant qu'il voulait désormais être éclairé à la bougie ?


Lagoupille

J'aimais aux yeux !...


M. Alfred

Ceci mit le comble à la mesure. Je déclarai à M. Lagoupille que j'en avais par-dessus les épaules et que je le priais d'aller voir ailleurs et si j'y étais. Il me répondit...



Barbemolle, se levant.

Je demande la parole, j'ai une question à poser.


Le président

Monsieur le substitut ?...


Le substitut

Je n'y vois aucun inconvénient.


Le président

Parlez, maître !


Barbemolle

Je désirerais savoir si le plaignant n'a pas passé en cour d'assises, il y a une quinzaine d'années, pour attentat à la pudeur !...


M. Alfred, stupéfait.

Moi !...


Le président

Maître !


M. Alfred, hors de lui.

C'est une infamie ! C'est une abomination ! C'est de la pure scélératesse !


Le substitut

J'invite la partie civile à user de termes plus modérés.


M. Alfred, les larmes aux yeux

Mais enfin, monsieur, c'est odieux ! Je suis un honnête homme, moi ! Je suis un bon père de famille ! On peut prendre des renseignements dans mon quartier !... Et voilà, à cette heure, qu'on essaye de me déshonorer devant tout le monde, en répandant des bruits sur moi !


Le président

Calmez-vous !


M. Alfred

Monsieur, c'est ignoble !


Barbemolle

Je ferai remarquer que le plaignant ne répond pas à ma question. Il préfère se retrancher prudemment derrière des invectives grossières.


M. Alfred

A de pareilles insinuations, on ne répond que par le mépris !


Barbemolle

Oui, enfin, tranchons le mot, vous niez ?...


M. Alfred

Certes, je nie !


Barbemolle

C'est ce que je voulais vous faire dire. Je n'insiste pas. Le tribunal appréciera.

Se rassoit.


Le président

L'incident est clos! Continuez!... Eh bien, parlez, monsieur Alfred !


M. Alfred

Parlez!... Parlez!... Je ne sais plus où j'en étais, moi. On me coupe la chique avec des histoires pareilles.


Le substitut

Il faudrait en finir, cependant.


Le président

C'est mon avis.


Barbemolle

El le mien.



Le président