Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Assurément il est permis de regretter, quand on lit Thucydide, l’absence de ce détail familier, pittoresque, anecdotique, dont Hérodote est si agréablement rempli. Les portraits de Thucydide, presque entièrement renfermés d’ailleurs dans les discours qu’il porte à ses personnages, sont moins l’image vivante et finement individuelle de ces hommes que l’image de leur esprit, ou, pour mieux dire, de leurs mobiles politiques les plus généraux. C’est la philosophie de ses héros que Thucydide nous fait connaître plutôt que leur personne même. Littérairement, et même au point de vue d’une psychologie très scientifiquement précise et délicate, on peut le regretter. Mais, ce qu’il n’est pas permis de méconnaître, c’est la puissance avec laquelle Thucydide a fait ce qu’il a voulu faire ; s’il n’a rien d’un chroniqueur (au sens moderne du mot), il est un philosophe. Ses grands hommes vivent dans son livre par ce qu’ils ont eu de plus considérable, la pensée politique ; et les images toutes générales, tout abstraites qu’il en a tracées jettent du moins sur les grandes lignes de l’histoire une merveilleuse lumière. Voilà par où, même après Hérodote, il est original dans sa manière de comprendre et de peindre le rôle historique des grands hommes.

Mais il l’est plus encore par la peinture de cette sorte d’esprit qui, au lieu de se concentrer dans une seule intelligence supérieure, se répand et subsiste, pour ainsi dire, à l’état diffus et impersonnel, dans les grands êtres collectifs de l’histoire, les nations, les cités, les foules, les partis politiques. Ce n’est pas qu’en cette matière encore Hérodote n’eût ouvert la voie : on se rappelle, par exemple, sa description de l’Égypte et tant de traits épars où il note des différences particulières entre les Grecs et les Barbares. Mais qui en voit quelle distance sépare ces notations dispersées, accidentelles,