Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t4.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la psychologie des peuples grecs ou sur la politique d’Athènes se présentent à nous sous cette forme, qui leur donne, avec un contour plus net, quelque chose du relief propre aux vers ; l’empreinte alors est définitive. Mais plus d’une fois aussi, il faut l’avouer, l’imitation de Gorgias entraîne le grave historien un peu plus loin que ne l’exigeait le souci de la netteté ; les syllabes, à leur tour, le mènent, non sans doute par l’attrait d’une vaine musique (comme il arrivait à Gorgias), mais par la séduction plus subtile d’un semblant de rigueur dans l’expression. En réalité, la précision n’est plus qu’apparente, et les antithèses se tournent enjeu de mots[1].

Comme Gorgias également et comme Antiphon, Thucydide, dans sa précision un peu raide, use rarement de ces figures de pensées vives et passionnées qui sont si fréquentes, par exemple, chez Démosthène. Dans ses discours, sinon dans ses récits, Thucydide aurait trouvé facilement l’occasion de les employer, si son art les avait admises. Mais là encore il a quelque chose d’archaïque. Non que ce genre de figures fassent entièrement défaut dans son ouvrage. On y peut relever des répétitions de mots, des subjections, des objurgations, et autres formes de style cataloguées dans les réthoriques[2]. Mais la figure qui domine chez lui, comme chez Gorgias et Antiphon, c’est la plus simple de toutes, l’interrogation, la figure dialectique par excellence ; et

  1. Par exemple, au livre I, ch. lxx, à la fin d’un admirable parallèle entre Athènes et Lacédémone, où la rhétorique même (car il y en a) sert surtout à donner plus de force à des idées justes, voici une antithèse qui devient obscure parce qu’elle est plus dans les mots que dans les choses : τοῖς μὲν σώμασιν ἀλλοτριωτάτοις ὑπὲρ τῆς πόλεως χρῶνται, τῇ γνώμῃ δὲ οἰκειστάτῃ ἐς τὸ πράσσειν τι ὐπὲρ αὐτῆς (§ 6). Si ἀλλοτριώτατος est clair, οἰκειατάτῃ ne l’es pas : c’est le besoin de l’antithèse bien plus que le rapport des idées qui a conduit Thucydide du premier mot au second.
  2. Cf. Stahl, de Thucydidis vita et scriptis, p. xxiii.