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CHAPITRE IV. — LA POÉSIE ALEXANDRINE

les premiers chefs-d’œuvre qui les ont fixés : il est plus facile de créer un genre nouveau que de prêter à un genre traditionnel des qualités absolument opposées à celles qu’il a d’abord présentées et dont le souvenir est ainsi devenu inséparable de l’idée même qu’on s’en fait. Pour traiter d’une manière épique les sujets traditionnels de l’épopée, il faut que le génie du poète ait de la naïveté et de la grandeur. Des dieux auxquels on ne croit pas, dont la peinture n’est que spirituelle et jolie, des combats sans ivresse furieuse, des miracles qui n’inspirent aucune terreur sacrée, ne sont pas épiques. Pour la même raison, rien n’est plus contraire au génie de l’épopée qu’une érudition sèche et pédantesque : car rien n’est plus éloigné de la grandeur et de la naïveté. Quel que soit le talent d’Apollonios, il a l’irrémédiable défaut de ne pas croire à ses dieux, de ne pas s’intéresser aux grands coups d’épée, de ne pas s’épouvanter des miracles, de vouloir à toute force étaler son savoir de géographe et de mythographe. Il remplace, en ces matières, l’émotion par l’esprit, le grand par le joli et la poésie par la prose. On peut lire, dans les Argonautiques, les deux premiers chants tout entiers, le commencement du troisième et la fin du quatrième, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas l’épisode de Médée, sans y trouver quoi que ce soit de vraiment grand. Les épisodes agréables n’y sont pas rares, mais on attendait autre chose d’une épopée. Il y a discordance entre le cadre traditionnel de l’épopée et ces détails spirituels, parfois prosaïques, que le poète y enferme laborieusement. Au début, après une invocation académique et froide, Apollonios énumère les Argonautes : c’est un catalogue érudit, précis, sec et ennuyeux. On lance le navire Argo[1] : les vers sont ingénieux, mais si il on veut mesu-

  1. Vers 382 et suiv.