Page:Croiset - Histoire de la littérature grecque, t5.djvu/617

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
599
LUCIEN ; SES ÉCRITS

détacher résolument. Cette rupture a décidé de son avenir et lui a fait une place à part entre ses contemporains. Étant donnée la faveur dont l’opinion entourait alors cet art d’école, une telle résolution impliquait une remarquable hardiesse. Et ce qui en augmente le mérite, c’est qu’elle provenait surtout d’une honorable révolte de sincérité. En quittant la rhétorique pour mettre son talent au service d’une certaine philosophie, Lucien a eu la pensée qu’il quittait un art de mensonge pour se donner à la vérité[1]. La déclaration de principes qu’il jette fièrement à ses ennemis dans le Pêcheur est certainement l’expression du sentiment dont il a voulu faire la règle de sa vie[2] :

Lucien. Je suis un homme qui haït les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins qui en tiennent plus ou moins. Or il y en a beaucoup, comme vous savez.

La Philosophie. En vérité, voilà une profession qui doit te valoir bien des haines.

Lucien. Tu as raison : aussi tu peux voir combien de gens me détestent et à quels dangers m’expose leur aversion. Néanmoins, je possède aussi un autre art, tout opposé, qui consiste à aimer. Oui, j’aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot tout ce qui mérite d’être aimé. Seulement, je dois avouer qu’il y a peu de gens auxquels je puisse faire l’application de cet art.

Ce n’était pas le fait d’une nature vulgaire que de s’engager ainsi devant le public par une profession de foi qui n’admettait point de retour. Et, d’une manière générale, on ne peut pas dire que Lucien ail manqué à cet engagement. Durant toute sa carrière d’écrivain, il n’a cessé de dire des vérités à ses contemporains ; il en a dit plus peut-être qu’aucun des écrivains du temps. Il

  1. Double accusation, c. 31.
  2. Pêcheur, c. 20.